Prologue
Martine
On apporta les journaux et nous vîmes,
Nicolas
dans la gazette de Tracy,
Valérie
que là-bas, on avait fait monter des baleines sur la scène.
Martine
Sur la scène ?
Nicolas
Oui, oui ! sur la scène !
Gwenaëlle
Sur la scène ?!?…
Alfredo
Dans les ténèbres glacées des profondeurs
marines,
Gwenaëlle
L’énorme baleine rôdait parmi les algues,
Martine
Et toute chose qui s’aventure près du chaos qu’est
la gueule de ce monstre, fût-ce un bête, un vaisseau
ou un roc, est instantanément engloutie dans l’immense
et horrible gouffre, et périt dans l’abîme
infini de sa panse.
Valérie
Aucune lumière ne parvenait encore de la surface.
Nicolas
Lentement, presque sur place, la baleine se mit à remonter.
Alfredo
Quand elle émergea, elle souffla bruyamment.
Martine
Elle s’aperçut alors qu’il allait faire jour
bientôt.
Gwenaëlle
Pesante mais gracieuse, elle évoluait sur l’étendue
moutonneuse.
Nicolas
Soudain, elle replongeait, s’enfonçait dans les profondeurs
et se remettait à rôder dans le monde du silence.
Alfredo
Insouciante ou presque, elle se rapprochait du rivage, quand…
Valérie
elle se trouva cueillie par une lame de fond et entraînée
vers la côte.
Nicolas
Elle sentit le gravier crisser brutalement sous son ventre.
Gwenaëlle
Surprise, la baleine essaya de faire aussitôt demi-tour
pour retourner en eau profonde ;
Alfredo
mais elle se trouva drossée encore plus avant.
Valérie
Elle finit par faire face à la mer,
Martine
mais une grosse vague couronnée d’écume se
précipita alors à sa rencontre et,
Nicolas
telle une énorme muraille verte, culbuta et s’écroula
sur la tête du cétacé qui fut rejeté,
impuissant, sur la plage.
Martine
La baleine « spermaceti " trouvée par les Nantuckais,
est une bête agile et féroce et, pour la prendre,
il faut des pêcheurs extrêmement habiles et téméraires.
Alfredo
Quand elle toucha terre, quelque peu étourdie par le choc,
Gwenaëlle
la baleine se retrouva échouée sur le sable.
Valérie
La mer se retira et le vent tomba.
Nicolas
Des mouettes tournoyaient en criaillant, l’oeil aux aguets.
Alfredo
Épuisée maintenant, et toujours étourdie
par la brutalité de cet échouage, la baleine s’ébroua,
Gwenaëlle
puis sa grande carcasse se détendit.
Martine
La voilà qui souffle ! cria une voie du haut du mât.
Nicolas
A quelle distance ? demanda le capitaine.
Martine
Trois points sous le vent par bâbord, monsieur.
Nicolas
Redressez la barre ! Gouvernez droit !
Martine
Droit !
Valérie
Elle avait l’impression d’être en sécurité.
Alfredo
Elle poussa un formidable soupir,
Valérie
Et le souffle de la baleine est souvent accompagné d’une
puanteur tellement insupportable qu’elle peut rendre fou.
Gwenaëlle
Elle battit lentement des paupières en regardant l’aurore
se déployer peu à peu sur les flots qui s’apaisaient.
Nicolas
Ohé la-haut ! vous la voyez maintenant cette baleine ?
Tous
Oui,
Martine
oui tout un banc de cachalot ! et elle souffle ! Et elle saute
!
Gwenaëlle
Une mouette se posa à un mètre ou deux du monstre,
fit claquer son bec orangé et se mit à lorgner du
coin de l’oeil.
Nicolas
Donnez de la voix ! Donnez de la voix chaque fois !
Martine
Oui, oui, monsieur. Et elle souffle !
Les autres
et elle sou-ou-ffle, sou-ou-ou-ffle !
Nicolas
À quelle distance ?
Martine
Deux mille et demi.
Nicolas
Mille tonnerres ! si près ! Tout le monde sur le pont ! "
Valérie
La baleine poussa encore un profond soupir, ferma les yeux et
s’endormit.
Scène première
Valérie
Le jour se levait. Couchée sur le flanc, sans bouger, Karen
resta un bon moment à se demander où elle se trouvait…
dans le lit d’un motel, près d’une plage, avec
une gueule de bois carabinée et le sentiment d’être
un tantinet crado.
Alors ses souvenirs affluèrent.
Karen Fornier
On dirait un iguane, ou plutôt un lézard. Comme sa
sacrée pendulette ! Tic tac, tic tac… Bonjour, trésor
! Dors, mon petit bébé. Tu sais que tu es bien propre,
toi, au moins ! Il faut toujours se laver, Hobart, quand on a
couché avec une femme. Sinon,
ça risque de pourrir
et de tomber… Comme une branche morte ! Et ça ne
repousse pas, tu sais ! Ce serait dommage, non ?
Et puis, zut
! J’aurais aussi bien fait de rester chez moi et de m’allonger
sur mon lit avec une bouteille de whisky et un bouquin
porno.
Valérie
Karen se demandait pourquoi elle s’était lancée
dans cette aventure avec Hobart. Elle avait toujours été convaincue que,
tôt ou tard, ils coucheraient ensemble et
qu’elle serait déçue.
Karen Fornier imitant sa mère
Voyons, ma chérie, tu écoutes ce que maman te dit
? Hobart… en voilà, un beau garçon ! Regarde
comme il nage bien !
Ton père devrait prendre plus d’exercice.
Oh ! Regarde, tu as vu ce plongeon d’Hobart ? Il a un de
ces styles ! Quel beau couple vous feriez, tous les deux ! Je
vois clair, tu sais, ma chérie… Voyons, est-ce que
tu écoutes ce que maman
te dit ? Tu ne devrais pas boire comme ça le matin ! Tu
as vraiment des goûts bizarre, toi, en fait de jeunes gens
! Ma chérie, crois-en ma vieille expérience. Tiens,
ce musicien de jazz… Comment appelles-tu ça, déjà
? Ah ! oui, un contrebassiste…
Ces gens-là sont si
moroses ! Leur rire est si bizarre ! Voyons, ma chérie,
essaie d’être plus gentille avec Hobart ; il est si
bien, lui… Espèce de lézard !
Nicolas se réveille,
trouve le livre et se met à lire
Karen se gargarisa et se savonna une seconde fois, et tout ce
qui restait des étreintes d’Hobart disparut en tourbillonnant
dans la petite grille qui se trouvait à ses pieds. Elle
sortit de la salle d’eau et feignit de ne pas entendre son
joyeux bonjour, riche de sous-entendus. Hobart remontait sa montre
sans quitter la jeune femme des yeux.
Karen Fornier
Bonjour, Hobart !
Hobart Richardson
Je me demandais si tu allais te décider à ouvrir
la bouche.
Karen Fornier
Tu sais comment faisait Cléopâtre pour s’exciter
! Elle s’y prenait d’une drôle de façon
! Elle plantait des épingles dans les seins de ses esclaves
! C’est vrai, c’est historique, tu sais. Qu’est-ce
que tu pense de ça, toi, Hobart ?
Hobart
Quelle drôle d’idée de me dire ça !
On dirait qu’il va encore faire beau aujourd’hui.
Ton machin, à propos de Cléopâtre…
On
a pas idée de raconter un drôle de truc comme ça
!
Karen Fornier
Tiens ? Et pourquoi !
Hobart Richardson
Ma foi, j’en sais rien, moi. Ça me fait un peu comme
si tu avais quelque chose à me reprocher.
Karen Fornier
Je dis toujours de drôles de choses, le matin. C’est
une de mes spécialités.
Hobart Richardson
Je vais t’en dire une autre, de tes spécialités
du matin : tu es belle, vraiment belle. Et astucieuse, par dessus
le marché !
Oui, astucieuse et belle…
Karen Fornier
N’oublie pas ta pendulette, Hobart !
Hobart Richardson
Quoi ? N’oublie pas quoi ? Attends un peu, mon chou. Où
veux-tu aller de si bonne heure ? La chambre est payée
jusqu’à…
Karen Fornier
Me promener sur la plage.
Hobart Richardson
Te promener sur la plage ? Mais…
Karen Fornier
Je voudrais marcher, réfléchir, regarder les vagues.
Je lancerait peut-être aussi quelques coquillages dans l’eau.
Si toutefois on met encore des coquillages sur les plages !
Hobart Richardson
Mais tu n’as donc pas faim, mon chou ?
Karen Fornier
Je n’ai pas faim. Ils sortent. Puis, Karen s’élance
sur la scène. Bonjour, Karen ! Le tout blanc c’est
moi, je cherche ma pâture de goéland, je suis heureuse
de voler, libre comme l’air, dans la brise fraîche,
en compagnie de mon ami. Gary Goéland et Gloria Goéland,
suspendus dans le ciel !
Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid tout garantie.
Cléopâtre et Hobart… Quel beau
couple ils auraient fait, tu ne trouves pas, maman !… Entrée
d’Hobart essoufflé d’avoir couru après
Karen. Il a fourré sa putain de pendule en lézard
dans la poche-revolver de son pantalon.
Hobart Richardson
Tu es vraiment une drôle de fille, tu sais.
Karen Fornier
Pourquoi, une fille ? Pourquoi pas un être humain ? Peut-être,
après tout… Je n’en sais rien. Mais pour l’instant
c’est la mer.
Hobart Richardson
Qu’est-ce qui est la mer ?
Karen Fornier
Tout ! Maintenant, il n’y a plus que ça… Tout
est la mer.
Hobart Richardson
Et moi ? Je suis là aussi, non ? Ça ne compte pas
pour toi ?
Karen Fornier
En ce moment, j’ai l’impression d’être
la mer, tu sais, pleine de poissons, d’eau verte, d’îles
et de machins comme ça.
Dans le temps j’avais envie
d’être Dorothy Lamour. Tu veux que je te dise ce qu’est
mon père ? Mon vrai père j’entend,
celui de
mon enfance ; je ne l’ai pas oublié ; il me faisait
rire en imitant Babar l’éléphant, mais, depuis,
il est devenu
de plus en plus lointain.
Hobart Richardson
Et moi ?
Karen Fornier
Tu ne serais pas content si je te le disais. Tu te crois compliqué,
impénétrable ; mais pas du tout ! Tu es au contraire
tout ce qu’il y a de facile à piger. Et si tu savais
ce que je pense de toi, tu serais furieux contre moi et contre
toi-même, parce que tu verrais à quel point tu es
nature ! Je n’ai pas envie de parler de toi, Hobart. Ce
ne serait pas drôle. Promenons-nous donc simplement, sans
rien dire…
Hobart Richardson
Sale garce. Je me demande comment elle trouve toujours moyen de
me mettre en état d’infériorité. Quelle
garce !
Quelle sacrée petite salope !
Valérie
Karen savait exactement ce qui se passait dans le crâne
de Hobart.
Scène II
On entend une voiture ralentir, et s’arrêter.
Une portière claque.
Joe Bonniano
Qu’est-ce qu’elle suce comme essence, cette saloperie
de bagnole ! Une vrai passoire en plaqué-or ! Décidément,
t’as pas
de pot, Joe Bonniano ! Aux dés, à
la roulette, au poker, aux courses, c’est du pareil au même.
Ça foire à tous les coups !
Face au public,
se regardant comme dans une vitrine de magasin. Vas-y, souris
! T’as raison ! Continue donc à sourire, pauvre cloche ! T’as aucune raison de t’en faire ! (Il sort
une boîte de comprimé et en avale trois. Il sort
son colt 45
de la poche intérieure de son veston).
J’ai vraiment la gueule d’un gangster, nom de Dieu.
(Il range son colt, fouille
dans ses poches, en sort quelques
piécettes). Pas la queue d’une ! Qu’est-ce
que je vais faire maintenant ? Il faut
que je me dégote
quelqu’un qui puisse m’aider. Quelqu’un à
qui j’ai rendu service, le petit Isaac, peut-être,
ou ce salopard
de Perrini, ou le brave Willy. Il regarde sa
montre. Il est encore trop tôt pour téléphoner.
De la poche de son veston, il sort
le journal du jour et le lit.
CHASSE À L’HOMME… Ainsi, me voici à
la une ! Ce serait le moment d’envoyer ça à
ma sainte mère ! Il reprend la lecture du journal…
Joe Bonniano alias « Joe la Banane ", personne ne
m’as jamais appelé Joe la Banane.
Je me demande où
les pisseurs d’encre et les cognes peuvent bien aller dénicher
ces sobriquets minables. Ouais !
Joe Bonniano fait l’objet
d’une
des plus grande chasse à l’homme qu’on
ait jamais vues, pour avoir, la nuit dernière, assassiné
dans le plus pur style gangster une balle dans la tête,
du pur style gangster Herbert Betseka, célèbre bookmaker
et caïd
de la pègre locale. Et alors ! Comment se
fait-il que les condés ne l’aient pas agrafé
depuis belle-lurette ? C’est vraiment
à se taper
le cul par terre ! (Il range le journal dans sa poche).
Toujours les mêmes salades ! (Il regarde sa montre,
sort la menue monnaie de ses poches.) Après tout,
que j’appelle maintenant ou plus tard… (Il sort
un calepin et téléphone une première fois…
pas de réponse. Une seconde fois… pas de réponse
puis il raccroche). Bande de fumiers ! (Il téléphone
à nouveau…) Tâche d’être là,
bon sang Willie, tâche d’être là !
Willie
Allô !
Joe Bonniano
Willie, c’est toi mon petit ?
Willie
Oui.
Joe Bonniano
Dis donc, Willie, c’est…
Willie
J’ai compris, je t’écoute. Ici ça colle,
tu peux y aller.
Willie
Tu sais l’heure qu’il est, Joe ?
Joe Bonniano
Oui, mais je suis dans un sacré pétrin ! Je ne t’ai
jamais doublé Willie. J’ai toujours été
régulier avec toi, pas vrai ? Maintenant me voilà
dans un drôle de merdier. Je me suis salement mouillé.
Il faut que tu m’aides.
Willie
Je t’écoute.
Joe Bonniano
Bon. Voilà. Tu sais ce qu’il s’est passé cette nuit ?
Willie
Oui, je suis au courant. Tout le monde a pigé, à part les poulets.
Joe Bonniano
Bon, eh bien, je suis complètement lessivé, sans
un… Tu saisis ?
Willie
Oui, oui.
Joe Bonniano
Il faut que tu me tires de là, Willie. À part toi,
personne ne veut plus avoir affaire à moi. Tout le monde
se tire dans les pattes.
Willie
Tu es fauché ? Mais alors, où est passé le
magot qu’Herbert avait sur lui ? On l’a dit à
la radio… Un très gros paquet !
Joe Bonniano
Willie, ça c’est des vannes de journaleux ou alors
les bourres ont piqué l’oseille et ils me mettent
ça sur le dos… Bon sang ! Est-ce que je t’aurais
passé ce coup de fil si j’étais pas dans une
pestouille terrible ?
Willie
Ça va, Joe. Quand est-ce que tu palpes ?
Joe Bonniano
Dans dix jours.
Willie
Bon, ne t’en fais pas. Tu peux compter sur moi.
Joe Bonniano
Mais il me faut ça tout de suite !
Willie
Où est-ce que tu es ?
Joe Bonniano
Sur la jetée. On pourrait se donner rendez-vous au Parc
de l’Océan. Tu sais où ? Je prendrai le tram…
Willie
Non, pas là. Tu te rappelles la plage où l’on
avait rencontré cette espèce d’arnaqueur ?
Joe Bonniano
Oui, bien sûr !
Willie
Tu n’auras qu’à te baguenauder par là,
tout au bout, au sud. Il n’y a jamais un chat dans ce coin-là !
Joe Bonniano
Entendu. À quelle heure ? Quand peux-tu être là
? Le plus tôt possible, hein ?
Willie
Il faudra que tu poireautes un brin. Je viendrai avant cinq heures,
cet après-midi. Tu peux compter sur moi. Ne te biles pas
trop, Joe. Et rappelles- toi que je passerai une fois et rien
qu’une fois. Fais gaffe à ne pas me rater.
Joe Bonniano
Merci Willie !
Willie
Ne me remercie pas. Comme ça, on sera quittes.
Scène III
Karen et Hobart assis sur le praticable en fond de scène
Hobart Richardson
À quoi penses-tu ?
Karen Fornier
À rien !
Hobart Richardson souriant
On pense toujours à quelque chose. Allez, réponds-moi
?
Karen Fornier Elle lui lance
un bref coup d’oeil et au bout d’un long moment… Je pensais aux pendulettes.
Hobart Richardson
Aux pendulettes ?
Karen Fornier En aparté
À quoi bon me fatiguer, Hobart ne comprendra jamais ce
que j’ai éprouvé en voyant le petit réveil
garni de lézard sur l’étagère du motel.
Et si je lui disais que mes règles viennent de commencer,
ce n’est pas vrai, mais il ne pourra plus rien dire, et…
A-t-il apporté la pendulette pour se réveiller dans
l’intention de remettre ça ? Ou pour se chronométrer
? Tic-tac, tictac…
Hobart Richardson
Tu n’as pas envie de parler mon petit chou ?
Karen Fornier
Non. Je ne suis pas d’humeur très bavarde, tu sais,
ce matin.
Hobart Richardson
Je crois bien que je sais à quoi tu penses…
Karen Fornier
Vraiment ?
Hobart Richardson la fixant
droit dans les yeux.
Dis-moi, Karen, tu as l’air de m’en vouloir.
Karen Fornier
Vraiment ?
Hobart Richardson Il détourne
les yeux et déçu et furieux…
Pourtant cette nuit quand elle m’enserrait dans ses cuisses
crispées en se cramponnant aux muscles de mes épaules…
Mais je n’ai pas pu, pas complétement… J’avais
trop bu. (À Karen) Oui. Tu sembles… amère.
Mais bon sang, Karen ! Qu’est-ce que tu as ? Ai-je fait
ou dit quelque chose qui t’ai déplu la nuit dernière
? Excuse-moi, dans ce cas. Qu’estce que tu veux que je te
dise de plus ?
Karen Fornier
Rien. Je n’ai rien à te reprocher. N’importe
comment, je n’ai pas envie de parler de ça maintenant.
Ni maintenant, ni à un autre moment, d’ailleurs. (Hobart veut intervenir, mais elle le coupe). Je t’en
prie, tais-toi. Je parle très sérieusement, je t’assure,
Hobart ! En aparté. Comment être sincère
avec quelqu’un comme lui ? Je ne peux quand même pas
lui dire qu’il ne compte pas pour moi ! Que je le trouve
enfant gâté, superficiel, égoïste et
qu’en plus, c’est un affreux raseur doublé
d’un sadique. Je ne
suis pas une amoureuse de cinéma et encore moins le matin.
Je cherche quelque chose, n’importe quoi, en moi ou hors
de moi, qui puisse me faire oublier la façon grotesque
dont la nuit s’est terminée ? Si je n’avais
pas besoin de lui pour me ramener… Il doit être convaincu
de m’avoir brillamment séduite. Une fois terminer
se petite affaire, il a filé au petit coin pour se laver
comme si je n’étais qu’un vulgaire tapin dont
il faut se méfier. Tu es le roi des emmerdeurs avec cette
lubie de vouloir m’épouser
parce que c’est l’idée de ton imbécile
de père. À croire qu’il me prend pour un oeuf
à cuire en trois minutes à la coque !
Hobart Richardson
Je sais bien que tu n’as pas envie de parler maintenant,
mais je voudrais juste te dire un mot avant de me taire pour de
bon.
Karen Fornier
Vas-y, je t’écoute.
Hobart Richardson
Cette nuit à eu pour moi une extrême importance…
Karen Fornier
Bon ! Tu l’as dis maintenant. (Elle scrute au loin,
la main en visière au dessus des yeux). Qu’est-ce
que c’est ?
Hobart Richardson
Quoi donc ?
Karen Fornier (Tendant le doigt)
Là-bas… Tu ne vois pas ? Juste en face de nous, il
y a quelque chose sur la plage.
Hobart Richardson
Je ne sais pas, un gros rocher, sans doute. Ou peut-être
une épave quelconque.
Karen Fornier
C’est trop gros pour être une épave et je ne
me rappelle pas avoir vu de rocher à cet endroit-là.
Hobart Richardson
Et alors ? Qu’est-ce que ça peut nous faire ?
Karen Fornier
Rien, absolument rien ! (Soudainement). C’est une
baleine ! Hobart, regarde, ! C’est une baleine !
Hobart Richardson
C’est exact.
Karen Fornier
Une énorme baleine. Est-elle morte ou vivante ? Comment
est-elle arrivée ici ?
Hobart Richardson
Je ne sais pas. Elle a dû mourir et venir échouer
là. Quand elles meurents, elles gonflent et flottent comme
d’énormes bouchons. Karen le regarde méchamment
et Hobart lui répond par un sourire narquois.
Le professeur (Martine)
Cette baleine mesure 17 m. La queue a plus de trois mètres
d’envergure. Elle est couverte d’une fine couche de
sable sec. Tout l’arrière de sa vaste échine
forme une forte saillie, suivi d’une série de protubérance
qui vont jusqu’à la queue. Elle a le dos et la partie
supérieure des flancs parsemés de larges plaques
grisâtres. Une masse compacte de coquillages
d’un blanc mat couvre la mâchoire supérieure,
telle une épaisse bouillie pétrifiée. Elle
respire !
Karen Fornier
Elle est vivante !
Hobart Richardson
Elle est un peu là, la garce ! Moi qui croyais qu’on
exagérait quand on parlait de la taille des baleines, elle
doit peser son poids ! Peut-être qu’elle a des masses
d’ambre gris ; tu sais ce que les parfumeurs payent si cher…
Karen Fornier
Qu’est-ce qu’on va faire ?
Hobart Richardson
Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Qu’on se
mette à lui pousser au train, pour la ramener dans l’eau
?
Karen Fornier
Il faut faire quelque chose, nous ne pouvons pas la laisser comme
ça.
Hobart Richardson
Et pourquoi pas ?
Karen Fornier
Parce que… parce que, voilà tout ! Monte sur la route
et tâche de trouver quelqu’un, un agent, n’importe
qui… Je t’attends ici.
Hobart Richardson
Quelqu’un a probablement déjà donné
l’alerte. D’ailleurs, il y a des gens chargés
de s’occuper des baleines qui échouent sur les plages.
On en parle souvent dans les journaux. On les tue d’un coup
de fusil, je crois. Après ça, on les dépèce
sur place et leur chair sert à faire des aliments pour
les chats.
Karen Fornier
Ce n’est pas possible ! Mais c’est monstrueux !
Hobart Richardson
Il n’y a rien de monstrueux là-dedans ! Ça
arrive à chaque instant. Je l’ai lu dans les journaux,
ça se passe toujours de la même façon. On
les tue d’un coup de fusil et on en fait des aliments pour
les chats.
Karen Fornier
Monte sur la route et tâche de trouver quelqu’un.
Moi je ne crois pas un mot de ce que tu racontes, je suis sûre
qu’on ne la tuera pas, cette baleine. Allez, va… je
t’attends ici. Elle s’assied à côté
de la baleine endormie elle se mit à chanter tout bas.
Ne t’en fais pas, baleine !
Tu peux compter sur moi
Car je veille sur toi…
Scène IV
Hobart assis sur le praticable en fond de scène
Hobart Richardson
« Va chercher un flic ". Bien sûr. « Tu
n’as qu’à grimper sur la route pour en dénicher
un. " Arrive Joe Bonniano. Bonjour !
Joe Bonniano
C’est Willie qui vous a envoyé ?
Hobart Richardson
Comment ?
Joe Bonniano
Willie.
Hobart Richardson
Pardon ?
Joe Bonniano L’examine
un bon moment, puis hausse les épaules et laisse retomber
sa main.
Faites comme si je n’avais rien dit.
Hobart Richardson
D’accord ! Joe Bonniano jette un coup d’oeil à
sa montre, puis, tout en s’essuyant la figure, se dirige
vers le devant de la scène. Et puis merde pour Karen
et sa baleine ! Sensuelle, cette fille, mais bougrement bizarre
! Folle de moi évidemment.
Mais je ne comprend rien à son attitude de ce matin. Comme
si on avait fait quelque chose de mal. Grotesque !… Elle
n’était certainement pas pucelle, après ses
aventures avec le musicien de jazz, sans parler des autres…
Et puis nous sommes fiancés ou c’est tout comme…
C’est ce que voulait nos deux familles. J’était
d’accord… mais maintenant… Qu’est-ce c’est
que cette histoire de Cléopâtre piquant les seins
de ses esclaves ? À quoi ça rime ? Où a-t-elle
voullu en venir ? Pourquoi m’avoir
exhibé ses seins de cette manière ? Pour me faire
comprendre ce qu’elle attendait de moi ? C’est pour
ça qu’elle s’est montrée si blessante,
parce que je n’ai pas répondu à son invite.
William R. Mulford des coulisses
Hep ! Vous là-bas !
Hobart Richardson
Justement, je vous cherchais…
William R. Mulford
Vraiment ? Vous avez l’habitude de chercher des agents assis
dans les buissons ?
Hobart Richardson
Non, bien sûr : mais vous comprenez, monsieur l’agent…
William R. Mulford
Ouais, je comprends. Allons, restez où vous êtes
! Et pas un geste, hein ?… Alors chef ? Expliquez-moi donc
ce que vous fabriquiez là.
Hobart Richardson
Je m’étais assis là, à côté,
à l’ombre…
William R. Mulford
Drôle d’endroit pour vous soulager, chef !
Hobart Richardson
Je ne me soulageais pas…
William R. Mulford
On va voir ça. Reculez de trois pas. Par là…
Et pas de mouvement brusque, hein ? Il examine le sol.
Hobart Richardson
C’est un malentendu, une affreuse méprise.
William R. Mulford
Personne ne vous a demandé votre opinion, chef ! Votre
nom ?
Hobart Richardson
Voyons, monsieur l’agent c’est pour vous chercher
que je suis venu ici. Je voulais vous signaler que…
William R. Mulford
Votre nom ?
Hobart Richardson
Richardson. Hobart Richarson. Mon père est…
William R. Mulford
Laissez votre père tranquille, Richardson, c’est
vous qui m’interressez.
Hobart Richardson
Voulez-vous oui ou non, me permettre de faire une déclaration
comme tout bon citoyen a le devoir de le faire en la circonstance
? Je suis venu vous chercher, mais je ne vous ai pas vu. Je me
suis assis à l’ombre pour vous attendre et, dès
que je vous trouve, vous vous mettez à m’engueuler
!
William R. Mulford
Vous m’avez trouvé, chef ! Alors ?
Hobart Richardson
Et bien, en nous promenant sur la plage, ma fiancée et
moi, nous avons découvert une baleine. Elle est là,
tout au bout. Si vous voulez bien venir dans les buisson du haut
de la dune, je suis sûr que vous verrez…
William R. Mulford
Vous avez trouvé quoi ?
Hobart Richardson
Une baleine, B-A-L…,
William R. Mulford
Je connais l’orthographe. Elle est morte ou vivante ?
Hobart Richardson
Vivante.
William R. Mulford
Très bien, Richardson, vous avez fait votre déclaration.
Maintenant, donnez- moi vos nom, prénom et adresse. Vous
avez des papiers ? Un permis de conduire ? Hobart lui
tend son permis, Mulford l’examine et dit… Vous
feriez bien de vous faire faire une nouveau permis, chef !
Hobart Richardson
Mais le mien est valable jusqu’à…
William R. Mulford
Je ne vous parle pas de la date de validité, je parle de
votre permis. Vous l’avez enveloppé de plastique
! Or un permis de conduire est propriété de l’état.
Si vous le couvrez de plastique, vous détériorez
un bien de l’État, ce qui est un délit, Richardson,
ne n’oubliez pas ! À votre place, je me ferais refaire
un autre permis ! C’est bon, vous pouvez redescendre chercher
votre fiancée. Vous n’avez aucune raison de rester
là-bas. Je vais passer un coup de fil et je reviens.
Entre-temps n’allez pas traîner autour de cette baleine,
hein ? Ce sont des bêtes dangereuses… Surtout les
tueuses, celles qu’on appelle aussi épaulards !
Karen Fornier
Tu as trouvé quelqu’un ?
Hobart Richardson
Un agent. Évidemment j’ai été obligé
de faire trois kilomètres à pied avant de pouvoir
mettre l’a main dessus.
Karen Fornier
Merci, c’est gentil de ta part, Hobart.
Hobart Richardson
Il m’a ordonné de venir te chercher et de partir
d’ici.
Karen Fornier
Pourquoi ?
Hobart Richardson
Il prétend que la baleine est dangereuse.
Karen Fornier
Comment ça ?
Hobart Richardson
Il paraît que c’est un épaulard.
Karen Fornier
Vraiment ? Moi je ne trouve pas qu’elle ait l’air
d’un épaulard.
Hobart Richardson
Je suppose que les flics savent ces trucs-là mieux que
nous.
Karen Fornier
C’est possible, mais…
Hobart Richardson
Bon alors ? On obéit au flic oui ou non ?
Karen Fornier
Tu fais ce que tu veux. Moi je ne bouge pas d’ici tant que
la baleine ne sera pas retourner à la mer.
Hobart Richardson s’asseyant
près d’elle et en aparté
Tout ça pour une malheureuse crampette.
Karen Fornier regardant la
baleine et en aparté
Qu’est-ce qui va bien lui arriver à celle-là
?
William R. Mulford au téléphone
Ici Mulford, 841, c’est toi Charlie ? Oui je sais Charlie.
Dis donc, je serais un peu en retard au rapport… Non. J’ai
quelque chose qui va me retenir ici, mais j’arriverais bien
à me débrouiller… Non, tu n’y es pas
du tout. C’est une baleine. Voilà… Non, c’est
un civil qui l’a trouvée, il y a quelques minutes.
À l’extrémité sud. Tout au bout. C’est
désert par là, comme d’habitude. Oui…
un tracteur-dépanneur ? Bien sûr ! Non, ça
m’est égal d’attendre… Quoi ? Oui, Charlie,
elle est morte. Naturellement, elle a dû crever hier, autant
que je sache. Je vais attendre le tracteur ici. Non, je n’ai
besoin de personne. Quoi ? Entendu ! À bientôt, Charlie
! Il raccroche et regarde vers le public. Elle est culottée,
cette petite salope. C’est pas de blague, mais cette négresse
là-bas… Je me demande bien, bon sang ! à quoi
ça sert de prendre des bains de soleil quand on est goudronné
comme ça ?
Ouais, et il y a encore la baleine… Il voyait des raies
géantes dans les profondeurs marines… Des formes
noires et menaçantes, l’attaque du redoutable épaulard,
aux dents dégouttantes de sang ; le capitaine unijambiste
du film entraîné vers l’abîme et la mort
par le cachalot blanc enragé ; de grandes queues surgies
des abysses fouettaient l’eau avec frénésie
et réduisaient en miettes les navires de bois. L’abomination
et la désolation !
Scène V
Changement de lumière. Mulford rejoint Karen, Hobart
et Joe.
Joe Bonniano (s’adressant
à Mulford).
On dirait que vous allez vous farcir une baleine, hein ?
William R. Mulford
Vouais ! il regarde la baleine, puis les spectateurs.
Dites donc, vous feriez bien de déguerpir, Allez donc voir
là-bas si j’y
suis ! à Karen et Hobart. Ça s’applique
à vous aussi. Toutes les dispositions sont prises maintenant.
Il n’y a plus rien à voir par ici. Le noir se
fait et immédiatement la lumière se rallume.
Karen Fornier
Moi, je ne bouge pas d’ici.
William R. Mulford
Voyons ma petite dame…
Karen Fornier
Non, cette plage est un lieu public, et j’ai l’intention
d’y rester. C’est moi qui ai découvert cette
baleine la première et je tiens à savoir ce qui
va lui arriver. Alors ? qu’est-ce qui va lui arriver ?
William R. Mulford
J’ai téléphoné pour qu’on envoie
un tracteur. On va la traîber jusqu’à la route.
Karen Fornier
Et après ?
William R. Mulford
Les services de la voierie vont sans doute la faire débiter
et l’emporter.
Karen Fornier s’adressant
à Hobart.
Je suppose que tu n’as pas jugé utile de lui dire
que cette baleine était vivante.
William R. Mulford
Si, il me l’a dit.
Karen Fornier s’adressant
à Mulford.
Alors, si elle n’est pas morte, pourquoi la traîner
jusqu’à la route ? Pourquoi n’essaie-t-on pas
de la remettre à l’eau ? Je ne comprends pas…
Hobart Richardson prenant le
bras de Karen.
Mais voyons, mon chou, je te l’ai déjà expliqué.
C’est une baleine tueuse, paraît-il, autrement dit
un épaulard, et quand ils s’échouent ainsi
personne ne peut plus rien faire. Je te l’ai déjà
dit, on est obligé de les tuer et…
Karen Fornier
Et on en fait de la pâtée pour les chats ! Ça
fait dix fois que tu me répètes ça ! s’adressant
à Mulford. Ç’est vrai ? C’est comme
ça que ça se passe ?
William R. Mulford
Tout juste, ma petite dame. Voyons ce n’est pas la peine
de faire des histoires ; Monsieur Richardson dit vrai. J’ai
des ordres ; et vous feriez mieux de vous en aller et de me laisser
faire mon travail.
Hobart Richardson
L’agent a raison, mon chou ? Retournons donc au restaurant.
On y prendra notre petit déjeûner. Tu te sentiras
mille fois mieux quand…
Karen Fornier
Prendre le petit déjeûner ! Hobart, est-ce qu’on
t’a jamais dit que tu n’es qu’une sale brute
imbécile, un égoïste au coeur de pierre ? S’adressant
à Mulford. Répondez-moi !
Hobart Richardson
N’insiste pas, voyons ! Allons Karen, tu ne trouves pas
que tu prends toute cette affaire un peu trop au sérieux
? Après tout, ça se voit tous les jours, des baleines
échouées sur les plages.
Karen Fornier
Non, ce n’est pas vrai.
Hobart Richardson
Peut-être pas tous les jours, mais enfin, ça n’a
rien d’exceptionnel. Ça arrive de temps en temps.
Les autorités ont une technique bien à elle pour
régler ces questions-là.
Karen Fornier
Tu en as de bonnes, toi ! « Pour régler ces questions-là
! " Pan, pan ! C’est comme ça qu’ils
les règlent ! Hobart, tu ne peux donc pas te fourrer dans
le crâne que cette baleine est vivante ? Elle est vivante,
elle respire comme toi, comme ce type qui est assis là-bas,
comme l’agent, comme nous tous ! Ça n’a donc
aucun sens pour toi ? Elle est vivante et elle est tout près
de l’eau, à deux où trois mètres à
peine !
Hobart Richardson
Tu prends ça trop à coeur, Karen. Tu es fatiguée
; tu as sans doute faim. Et… après ce qui c’est
passé cette nuit, tu es sans doute…
Karen Fornier
Crois-moi, la nuit dernière n’a rien changé
pour moi. Si tu t’imagines que tu as accompli des prouesses
extraordinaires, toi, cette nuit !
Hobart Richardson
Karen, écoute-moi. Je…
Karen Fornier
Tais-toi, je t’en prie, Je ne veux plus entendre parler
de ça ! s’adressant à Mulford. Vous
allez tuer cette baleine vous-même ?
William R. Mulford
Mais oui, ma petite dame. Moi, je fais ce qu’on me dit de
faire. J’exécute les ordres.
Scène VI
Fredric Langfield et son épouse, Becky, s’installent
sur la scène. Fredric s’asseoit sur un petit tabouret
de plage. Appuyé sur sa canne, il contemple par désoeuvrement
le public en face de lui. Près de lui, Becky, en peignoir
de bain, chapeau de plage, lunettes de soleil, s’installe
sur une chaise longue.
Fredric Langfield
Il reste de la bière, Becky ?
Becky Langfield
Non. Tu veux que j'aille en chercher ? il y a une buvette pas
bien loin. Fredric secoue la tête.
Fredric Langfield
Non, c'est une idée qui m'est venue, en guise de thérapeutique.
Je voulais simplement m'occuper les mains. Me servir d'un décapsuleur.
Rien de plus. J’ai failli être une gloire du cinéma.
Avant de me lancer dans les films, j’ai joué avec
succès des pièces de Shakespeare au théâtre
; mais Hollywood m’a imposé toute une série
de rôles de traître, coup sur coup.
On m’a asservi, pompé, vidé de ma substance
; ils ont gaspillé mon talent, en me précipitant
de westerns en films historiques et en films d'épouvante.
Par la suite, j’ai vécu dans une semi retraite, à
peine conscient de la problématique réalité
du monde qui m'entoure. Je ne subsiste plus que du maigre revenu
d'anciennes productions à la télévision,
de vagues collaborations à la radio et des droits que je
touche sur des films publicitaires tournés il y a trois
ou quatre mois. Becky fume une cigarette en contemplant ses
orteils. Elle fait penser à un mannequin de haute couture,
légèrement démodé.
Becky Langfield
J’ai cessé depuis longtemps de me demander pourquoi
j’ai épousé Fredric. Bien sûr, il a
brillé autrefois d'un certain éclat dans le monde
du cinéma, et, fauchée comme les blés à
ce moment-là, j’ai éprouvé une admiration
mystique quand j’ai fait sa connaissance. Je l’ai
rencontré la première fois dans l'appartement de
son fils, à Greenwvich Village, où je couchais sur
un matelas dans la cuisine. J’ai accepté, presque
sur un coup de tête, de devenir sa femme. Je suis donc venue
habiter Hollywood où j’ai apporté mes tarots
et mes romans à l’eau de rose dans le meublé
d'un motel vétuste appelé – Les Mille et Une
Nuits –, aux abords de Beverly Hills. J’y mène
une vie singulière. Avant tout, je m’occupe de la
vieille passion
de Fredric pour la drogue, j’assiste à des scènes
de spiritisme, je vais voir de vieux films dans de miteux cinémas
bon marché, et je griffonne de temps à autre quelques
notes sur la carrière de Fredric dans les années
trente. Aujourd’hui, sur la plage, j’écoute
Fredric parler. Je l'observe d'un air détaché, je
note ses intonations, le rythme de ses phrases, la façon
dont il joue de sa belle voix.
Fredric Langfield
Tout ça doit finir. Totalement ! Il faut que je m'arrête...
Que j'abandonne complètement, tu comprends ?
Becky Langfield
Oui.
Fredric Langfield
Il faut vraiment que j'y renonce.
Becky Langfield
Oui. Mais je sais qu'il n'y renoncera jamais. Plus maintenant
! D'ailleurs, chose curieuse, je m'en balançe, désormais.
Il peut bien abandonner ou continuer, pour moi, ça n'a
plus aucune importance. Je suis devenue une je-m'en-foutiste.
C'est devenu un rite quotidien. De bonne heure, le matin, Fredric
annonçe son intention de se délivrer de son vice
; puis, à l'approche de midi, il commence à changer
d'idée.
Fredric Langfield
Rien qu'un petit peu, pour y goûter.
Becky Langfield
Je suis alors obligée de jouer le rôle de la conscience.
Il faut que je refuse, que je lui cache la morphine, tout en sachant
pertinemment que les règles du jeu exigent que je finisse
par céder. Alors Fredric s'enverra sa petite piqûre
et pénétrera de nouveau dans cet univers secret
qui m’est interdit, à moi. Et le lendemain matin,
il reviendra à la charge, et le jeu reprendra. Et pourtant,
ça m’est égal. Tout se fond, s'harmonise en
un cercle magique et complet. J’ai toujours su d'ailleurs
qu'il en serait ainsi. Tous les jours commençent de la
même façon. Fredric et moi nous ne quittons jamais
notre lit sans avoir tiré les cartes, et consulté
notre horoscope. Puis tout en grignotant des biscuits, en buvant
des milk-shakes au café ou en fumant un peu de marijuana
dans une pipe d’argile au tuyau courbe, on se recouche dans
des draps bleus pleins de miettes pour regarder les Jeux télévisés,
ou quelque vieux film. Ensuite on se lève et on fume encore
quelques pipes en écoutant de la musique puis, selon le
temps qu'il fait, on s'habille et on va à la plage ou dans
un cinéma voisin ou encore on rend visite à l'un
ou à l'autre
des vieux copains de Fredric au temps de sa splendeur. En gros,
c'est à peu près ce que je me suis habituée
à attendre de la vie. J’ai lu tout ça dans
les cartes, des années auparavant.
Fredric Langfield
Je me rends bien compte que voilà un bon moment que je
me promets d'abandonner. Mais aujourd'hui, maintenant, en cette
minute même où je parle, je sais que c'est pour moi
une obligation absolue ! Ses grandes mains noueuses frémissaient
sur la poignée de sa canne. Espèce de petite sorcière
! dire qu'en ce moment ça me fait comme si j'essayais d'empêcher
toute une colonie de fourmis de sortir de leur repaire... Elles
sont prêtes a s'échapper. Je le sens. Est-ce que
tu me suis ?
Becky Langfield
Tu veux encore un Librium ? Ou un Nembutal ?
Fredric Langfield
Pas tout de suite, je ne suis pas encore sur la pente savonneuse...
Ce n'est pas tout à fait le manque... Si je ne me décide
pas à m'arrêter, je finirai fou furieux dans une
clinique à la flan. Je maigrirai encore plus, et ces salauds
de journalistes colleront des photos de moi dans leur rubrique
« Autrefois-Aujourd'hui ".
Becky Langfield
Tu veux un comprimé tout de suite ?
Fredric Langfield
Un petit revenez-y de morphine ne me ferait pourtant pas de mal
en ce moment, pour sûr ! Du moins, si tu en as encore dans
tes stocks… Estce que tu « tiens " cet article-là,
mon chou ?
Becky Langfield
Non.
Fredric Langfield (d’un air résigné)
Ah !... « Quelle est votre substance ? De quelle matière
êtes-vous donc ? Comment se fait-il que des milliers d'ombres
étranges vous obéissent ?... " Bon sang Becky,
as-tu apporté cette came, oui ou non.
Becky Langfield
Non, mais je suis sûre que tu as planqué ton matériel
dans ta cape. Du fond du puits d'angoisse où il se
débat Fredric se met à glousser.
Fredric Langfield
Tu es une petite maligne, mon chaton. C'est tout à fait
vrai, ce que tu dis. J'ai pris mes dispositions au cas où
tu aurais eu la sagesse et l'obligeance de glisser quelques ampoules
sous ton maillot de bain. Dans l'armature de ton soutien-gorge,
si ça se trouve ? Elles se frottent peutêtre contre
tes petits lolos roses ?
Becky Langfield
Je n'ai apporté que le Librium, les pétards et la
bière.
Fredric Langfield
Je suppose que tu me maudis en ce moment non ? Tu m'en veux ?
Becky Langfield
Non, je ne t'en veux pas. Tu es très bien quand tu te contentes
de comprimés.
Fredric Langfield
Je sais. J'ai des Artanes dans la poche de ma veste. Mais vraiment,
rien de tout ça ne me suffit. (Becky allume encore
une cigarette et, de ses orteils laboure nonchalamment la bâche).
J’ai l'impression de jouer une pièce que j’ai
répétée bien des années auparavant.(Fredric
fronçe les sourcils, comme s'il souffrait horriblement,
et passe sa main rabougrie sur son front ; il s'abrite les yeux
du soleil et tente de déglutir pour s'humecter la gorge).
Tu crois que si je réussis à me contenter de comprimés
aujourd'hui je serai encore bien ce soir. C'est terriblement important
!
Becky Langfield
Je le sais bien ! Il la regarde, pénétre dans
ses yeux l'espace d'un instant comme pour lire tout au fond de
son âme et dit très doucement :
Fredric Langfield
Oui je suppose que tu le sais ! Il faut que je tienne bon. Je
ne peux pas tout foutre en l'air et bousiller encore une chance
! Mon agent a eu beaucoup de mal à organiser un rendez-vous
entre moi et ce producteur de télévision qui, à
en croire mon imprésario, envisage de me confier le second
rôle dans une dramatique d'une heure et demie. Un rôle
de magicien malfaisant... Et c'est important, très important.
Important. Ne lâche pas. Cramponne-toi. Je sais que Becky,
comme toujours, a planqué de la came et que tôt ou
tard il faudra bien qu'elle me laisse filer en douce aux toilettes.
Car malgré I'importance et la réalité de
mon rendez-vous, ce n'est, après tout, qu'une petite vacherie
de plus pour donner du piquant au jeu. (À Becky)
Si je rate cette affaire, Becky, comme j'ai raté toutes
les autres, je n'aurai plus aucune raison de rester dans cette
boîte.
Anne Marie (lisant)
Becky ne souffla mot. Elle tirait sur sa cigarette et regardait,
par-delà la plage, la mer qui scintillait. Les nuages avaient
débordé bien au-dessus de l'horizon et ressemblaient
maintenant à un grand mur blanc et gris qui, du bord du
ciel, montait vers le soleil. Doucement, Becky se caressait le
sein gauche, et sentait les deux petites ampoules blotties contre
le mamelon, tout en étant au désespoir de les avoir
amenées. Lentement entre le pouce et l'index, elle faisait
tourner et retourner les ampoules contre son sein en se demandant
combien de temps son mari pourrait tenir encore…
SCÈNE VII
Martine (comme un Monsieur
Loyal)
L’engin conduit par Riley compte parmi les plus gros dépanneurs
de l’écurie Hercule. C’est un International
Harvester Diesel à triple essieu, muni d’un câble
de deux centimètres et demi de diamètre et d’un
nouveau treuil, un mastodonte tout en muscles, à la carrosserie
noir et blanc, aux klaxons de chrome étincelants, pourvu
d’une multitude de clignotants et de feux rouges et jaunes.
Le capot est décoré d’une caricature montrant
Hercule remorquant le monde. Deux éclairs en zigzag encadrent
les
mots : “Radioguidé”. La fumée qui sort
du pot d’échappement se déploie dans l’air
tiède et calme, telle une fine gaze bleutée.
Homer Riley (une bouteille
à la main, la clope au bec)
À vous Hercule ! le 23 appelle Hercule. À toi Jack.
Le 23 appelle Hercule…
Jack
Hercule à Riley, je te reçois cinq sur cinq. Où
es-tu en ce moment ?
Homer Riley
En face de “Chez Néron, tout est bon.” Tout
au bout de la plage, au Nord.
Jack
Bien, tu es presque à l’endroit. Il s’agit
d’un remorquage pour le compte de l’administration.
Il y a un flic sur la plage. Tu le trouveras facilement, il t’attend.
C’est un flic monté.
Homer Riley
Un quoi ?
Jack
Un flic monté, un flic à cheval, quoi ! Cherche
le cheval.
Homer Riley
Entendu. Qu’est-ce qu’il y a à remorquer ?
Jack
Une baleine.
Homer Riley
Tu veux dire une vraie baleine ?
Jack
Tout juste, Auguste !
Homer Riley
OK ! Salut, Jack !
Jack
Salut !
Homer Riley
(Au public après avoir raccroché). Je m’appelle
Homer Riley. Vous savez qu’il y a une baleine sur la plage
? Je suis censé la hisser sur la route. Quand vous pensez
à une baleine, qu’est-ce qui vous vient à
l’esprit ?
Martine - Alfredo - Gwenaëlle
presque ensembles, des coulisses
Moby Dick ! Jonas ! Pinocchio !
Martine
Moby Dick de Ray Bradbury !
AlFredo
Je croyais que c’était de Grégory Peck.
Gwenaëlle
Non, lui il a écrit « Les clefs du Royaume "
Homer Riley
Moby Dick, c’est ce qu’il fallait dire ! et c’est
d’Hermann Melville (il chausse ses lunettes noires)
Riley le cow-boy ! Riley le poivrot ! Mon métier, c’est
les baleines ! Riley le détective privé ! (il
s’asseoit et remonte ses lunettes noires sur la tête)
Quinze ans déjà et me voici ici. Combien de temps
encore pourrais-je continuer ce métier ? je sais que ça
ne va plus durer bien longtemps. J’en ai marre. Qu’est-ce
que je fous donc, bon sang. À 34 ans, je n’ai pas
la moindre idée de ce que je fais ni d’où
je vais. Apparemment, je ne suis jamais que “Riley le Plongeur”,
“Riley le Barman”, ou “Riley le Routier”
c’est toujours Riley Quelque Chose, et pourtant je sais
très bien qu’en réalité, je suis Riley
Quelqu’un. J’en ai plein le dos de m’éreinter
pour être libre de vagabonder à mon aise pendant
cinq mois d’affilée. J’ai envie de lire cent
mille livres, de me saouler et de jouer de la guitare. (se
levant soudainement) “Non Jack, ce n’est plus
aux frais du Comté, désormais, c’est à
mon compte, car voilà une minute que j’ai plaqué
le boulot !”
SCÈNE VIII
Fredric Langfield (suivi de
Becky)
Nous sommes blancs comme neige, maintenant ma chérie. Nous
avons une ordonnance pour tout ce qu’il nous reste.
(comme drogué, Becky lisant la Baleine scandaleuse).
Il savait qu’il pourrait parler tout à son aise au
producteur devant des cocktails bien frappés, dans la pénombre
d’un salon luxueux, garni de plantes tropicales qui se détacheraient
sur l’éclat blanc des nappes. Le grand talent de
Fredric planerait au-dessus de la conversation comme un parfum.
Sans hésiter une seconde, le producteur se tournerait alors
vers l’agent de Fredric pour lui adresser un signe de tête
affirmatif. Fredric allait s’adjuger le rôle. Les
éloges de toute la critique lui vaudraient une rentrée
sensationnelle, un autre bon film, voire un rôle à
Broadway. (s’étant approché de la baleine)
Quel mastodonte !
William R. Mulford (se frayant
un passage à droite)
J’ai l’impression que chaque fois que je dis à
quelqu’un de s’en aller, deux ou trois autres surgissent
pour le remplacer. Si je ne me dépêche pas d’en
finir avec cette baleine, ça va bientôt être
une vraie foire. Pas d’erreur, ça urge. Faut que
j’m’y colle aussi sec. (Karen fredonne le même
air qu’au début. Ce qui immobilise Mulford face au
public qui se met à regarder devant lui).
Karen Fornier (Chantonnant
sur l’air de “Une souris verte” , “La
baleine” de Robert Desnos)
Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid tout garantie.
Oui mais, petit appétit
La baleine fait son nid
Dans le fond des océans
Pour ses nourrissons géants.
Au milieu des coquillages,
Elle dort dans les sillages
Des bateaux, des paquebots
Qui naviguent sur les flots.
Nicolas
Billy ! Il faut qu’un homme se marie, voyons !
Gwenaëlle
Ce n’est pas ta faute si ton premier mariage a mal tourné.
AlFredo
Tu gagnes bien ta vie, maintenant, dans la police ;
Nicolas
alors, pourquoi ne te décides-tu pas ?
William R. Mulford
Je l’ai rencontrée chez mon frère, après
le dîner et la séance de télé, je l’ai
emmenée faire un tour dans ma chevrolet décapotable.
Nous sommes allés danser dans plusieurs boîtes. Sans
quitter mon révolver car un agent est toujours en service.
Puis je l’ai entraînée dans un coin isolé
où j’ai tenté de la violer. Elle avait bien
pourtant failli se laisser faire lorsque j’ai senti sa bouche
s’animer, ses fesses se cambrer légèrement
et ses cuisses commencer à s’entrouvrir. J’avais
encore eu le pressentiment que j’allais tout rater comme
tant de fois auparavant, que je n’allais pas arriver à
aller jusqu’au bout. J’ai fait tout ce que j’ai
pu pour qu’elle me repousse. Tout aurait pu très
bien marcher si j’avais simplement empoigné mon révolver
pour le lui décharger en pleine figure.
AlFredo
Billy ! Si je te prends encore à tourner autour de ses
chats, je vais te botter les fesses, moi, tu m’entends ?
Nicolas et Gwenaëlle
Sors de là bordel de merde !
William R. Mulford (d’un
ton las)
Çà, c’était au Kansas, il y a 25 ans.
Nicolas
Tâche de ne plus approcher de cette sacrée boîte
et laisse ces petits chats tranquilles !
William R. Mulford
Dans une grange sombre et fraîche sentant le cuir, la glèbe,
les bêtes.
Gwenaëlle
T’as compris, Billy ? Je ne rigole pas, tu sais !
William R. Mulford
Des petits chats tout chauds, tout maladroits grouillaient dans
une boîte et se blottissaient contre la chatte somnolente
et pleine de suffisance en miaulant et en tétant à
l’aveuglette.
AlFredo
Billy ! Tu veux sortir de là tout de suite et arrêter
de tracasser ses chats ! Viens ici !
William R. Mulford (se souvenant)
La mère chatte levait la tête pour accueillir la
caresse d’une main prudemment tendue. Saloperie de chatte
! Je vais t’écrabouiller la tête et défoncer
ton ventre plein de lait.
Karen Fornier (s’arrêtant
et constatant les dégâts)
Oh ! Mon Dieu !
William R. Mulford
Je me rends bien compte que je suis en tous points semblable au
voleurs et aux assassins que j’aime tant voir punir !
(À Riley) C’est vous le chauffeur ? (Riley
acquièsce). Vous croyez que votre câble pourra
venir jusqu’ici ?
Homer Riley
Mais oui, ça ira. (Riley ôte ses lunettes noires
pour évaluer d’un coup d’oeil le poids de la
baleine). Elle doit bien faire dans les quarante tonnes !
C’est bien la première fois que je remorque une baleine
! J’aime mieux que vous me donniez votre signature avant
que je commence. Mettez votre nom, votre numéro et l’adresse
de votre poste là, tout en bas. (Il se dirige vers
la baleine, l’observe et revient vers Mulford)
William R. Mulford
Il ya quelque chose qui vous tracasse, chef ?
Homer Riley
Cette baleine n’est pas morte.
William R. Mulford
Je sais.
Homer Riley
C’est la plus belle connerie que j’aie jamais entendu
!
Karen Fornier
L’agent prétend qu’il est obligé de
la tuer. J’ai essayé de discuter avec lui, mais apparemment
il ne tient pas du tout à lui garder la vie sauve, à
cette pauvre bête. Il paraîtrait qu’il a des
ordres et que la baleine est
un animal dangereux.
Homer Riley (à Mulford)
Avec quoi allez-vous la tuer ? (Pas de réponse de Mulford).
Je voudrais bien savoir avec quoi vous avez l’intention
de tuer cette baleine ?
William R. Mulford
Écoutez chef, vous savez que c’est moi qui commande,
pas vrai ? Je ne veux pas d’histoire, ni avec vous, ni avec
cette jeune personne. Vous faites votre travail et je fais le
mien. Le plus tôt sera le mieux. Comme ça, tout le
monde pourra rentrer chez soi.
Homer Riley
Si vous croyez que vous aller la tuer avec votre petite pétoire,
vous vous fourrez le doigt dans l’oeil ! Pour tuer une baleine,
il faut…
William R. Mulford
Je vous l’ai déjà dit chef, je vous ai parlé
gentiment et je croyais que vous m’aviez compris. Je n‘ai
pas envie de faire tout un drame ; tout ça n’a déjà
que trop duré, mais je commence à en avoir assez
de gaspiller ma salive. Avec vous tous ! (à tous)
Ne vous occupez donc pas de ce qui arrivera à cette baleine,
ça n’est pas vos oignons. C’est moi que ça
regarde ! Vous avez compris, cette fois ? Officiellement, elle
est déjà morte, officellement, c’est moi qui
l’ai achevé d’un coup de feu.
SCÈNE IX
Fredric Langfield
Regarde bien ce qui va arriver maintenant ! Attention, Becky !
Ouvre l’oeil ! Ça ne va pas tarder ! Les drogués
seuls peuvent prévoir ça, les drogués seuls
sentent battre le pouls du monde.
William R. Mulford
Allez ouste, circulez ! (Le réveil se met à
sonner. Karen l’éteint et le repose).
Gwenaëlle
La baleine ouvrit les yeux. En se voyant entourée de silhouettes
et de bruits étranges, elle respira un bon coup et son
énorme masse se mit à se balancer de droite et de
gauche. (Mulford dégaine et tire dans l’oeil
gauche de la baleine, des coulisses, on entend un coup de feu).
AlFredo
Folle de douleur, elle ouvre lentement la gueule comme pour hurler,
mais aucun son n’en sort.
Nicolas
La baleine devient enragée.
Valérie
Elle se livre à d’incessants sauts de carpe sur le
sable qu’elle bat à grands
coups.
Gwenaëlle
Ses bonds sont de plus en plus violents.
AlFredo
Soudain, elle se dresse toute droite en prenant appui sur la queue,
Nicolas
Masse énorme,
Valérie
Haute comme une tour qui vacille et se tortille sur la plage…
Tous
Sauve qui peut.
AlFredo
La baleine s’abat,
Nicolas
La plage semble exploser sous le choc.
Gwenaëlle
Les ailerons de la queue attrapent Joe Bonniano dans sa fuite
et le projettent violemment en l’air comme un pantin désarticulé.
(On entend trois autres coups de feu)
Karen Fornier (tirant Mulford
sur scène).
Arrêtez ! Arrêtez ! Elle vit toujours ! (elle
pousse Mulford sur Riley qui atterrit dans les bras de Fredo et
Mulford se retrouve dans les bras de Gwenaëlle)
AlFredo (pousse Riley qui atterrit
dans les bras de Valérie.)
Avant que Mulford ait le temps de se mettre en garde, le poing
de Riley vient s’écraser sur sa bouche.
Gwenaëlle
Mulford chancelle, (elle pousse Mulford vers Fredo qui le
repousse vers Gwenaëlle) assommé par le coup.
Il essaie de baisser la tête pour se protéger…
Valérie (pousse Riley
vers Fredo)
… les poings de Riley continuent de lui marteler le visage.
Gwenaëlle (pousse Mulford
vers Valérie)
Mulford est plié en deux, il ramène les bras devant
sa figure.
AlFredo (pousse Riley vers
Gwenaëlle)
Riley place un swing violent sur le crâne de Mulford, et
un uppercut.
Valérie (pousse Mulford
vers Fredo)
Mulford esquive. Il lui balance un furieux coup de pied en plein
tibia.
Gwenaëlle (pousse Riley
au centre de la scène)
C’est au tour de Riley d’être plié en
deux. Il se tient la jambe.
AlFredo (pousse Mulford vers
Riley qui s’écroule)
Mulford lui balance un nouveau coup de pied.
Tous
Riley s’effondre.
Karen
Appelez la police ! Qu’on envoie une ambulance !
Becky Langfield (constatant
le changement de lumière)
Le ciel s’était rembrunit très vite. Les nuages
d’abord sympathiques, parraissaient menaçants. De
grands rayons de soleil filtraient entre leurs masses noires,
comme à travers les vitraux d’une cathédrale.
Fredric Langfield (s’adressant
à Karen)
La baleine est morte ?
Karen Fornier
Non.
Fredric Langfield (récitant
un passage de Moby Dick)
Elle se tourne et se retourne vers le soleil avec quelle lenteur
mais avec quelle puissance. Son front l’affronte et lui
rend hommage dans les derniers frissons de la mort.
SCÈNE X
Karen Fornier (s’agenouillant
près de Riley)
C’est chic, vous savez, ce que vous avez fait.
Homer Riley
N’empêche que je me suis fait tabasser. Et ça
a été zéro pour la baleine ! Rien n’a
servi à rien. Où est-il maintenant notre tireur
d’élite ?
Karen Fornier
Il est là-bas près de la baleine. Je crois qu’il
a perdu la tête. Il la regarde comme s’il voulait
l’engueuler parce qu’elle n’a pas obéi
à ses ordres et n’est pas tombée raide morte
quand il l’a flinguée !
Homer Riley
Elle est morte maintenant ?
Karen Fornier
Non, elle vit toujours.
Homer Riley
Je suis complètement idiot. Pour moi, c’était
bien la dernière chose à faire, d’avoir des
histoires avec la police !
Karen Fornier
Vous n’aurez pas d’histoires.
Homer Riley
Vous êtes une rapide, hein ? Vous savez ce que vous faites
?
Karen Fornier
Oui, je sais.
Homer Riley
C’est votre petit ami, l’autre là-bas ?
Karen Fornier
Non ! Un ami seulement et pas des meilleurs ajouterais-je. Vous
l’avez vu détaler à quatre pattes… (Riley
allume deux cigarettes, en tend une à Karen)
Homer Riley Je ne me rappelle plus
qui a inventé cette mode-là…
Karen Fornier
Inventé quelle mode ?
Homer Riley
D’allumer deux cigarettes et d’en tendre une à
la femme.
Karen Fornier
Je crois que c’est Humphrey Bogart.
Homer Riley
C’est possible.
Anita
Pardon, c’est pas Humphrey Bogart, c’est Paul Henried.
Homer Riley
Ah oui… ! Et la femme, c’était qui ?
Anita
Bette Davis. J’ai oublié le nom du film mais ce n’était
pas Humphrey Bogart.
Homer Riley (boit une gorgée
et tend la bouteille à Karen)
Il en reste un peu. Finissez-la !
Karen Fornier
Vous croyez que votre bagarre vous attirera des ennuis ?
Homer Riley
Je ne sais pas. Qui sait ce qui passe dans la tête des flics
? Ils sont tellement tordus ! Avec eux, on ne peut jamais rien
prévoir. Allons voir ce que devient le type projeté
par la baleine. (Ils ramassent les effets de Joe Bonniano
et en font un petit paquet). Tiens voilà les huiles
qui s’amènent ! (Deux flics entrent sur scène)
Sergent Becker (trouve le revolver.
Puis il éclaire Joe Bonniano).
Nom de Dieu ! C’est pas mal non ? Joseph Bonniano capturé
par une baleine !
Capitaine Alexander
Qu’est-ce que tu me chantes avec ta baleine. C’est
nous qui l’avons épinglé, Joe Bonniano. Elle
peut aller se faire voir la baleine. D’ailleur, j’ai
convoqué un spécialiste pour l’achever, il
ne devrait pas tarder. Il s’appelle Gilky ou Bilky, un nom
comme ça. (S’adressant à Riley) Vous
êtes le chauffeur de la maison Hercule ? L’agent que
voici, m’a mis au courant de ce qui s’est passé
entre vous et l’agent Mulford. Inutile de vous tracasser
pour ça, il n’y aura pas de poursuites contre vous.
Vous avez été impulsif, mais excusable. (S’adressant
à Becker) Sergent Becker, Voulez-vous demander à
Mulford de venir ?
Homer Riley
Ça vous dit de vous arrêter sur la route pour manger
un morceau ?
Karen Fornier
Comment avez-vous deviné que j’avais faim ?
Homer Riley
Facile ! Je vous regarde penser. (Ils sortent)
SCÈNE XI
Capitaine Alexander (S’adressant
à Mulford).
Qu’est-ce qui vous a pris bon sang ! Partout où l’on
vous a affecté, vous avez trouvé le moyen de vous
rendre insupportable.
William R. Mulford
Mais, Capitaine, je…
Alexander
Taisez-vous ! Je n’ai pas encore fini. Finalement, sur votre
demande, on vous colle sur un cheval. Et vous, qu’est-ce
que vous faites Mulford ?
William R. Mulford
Capitaine, je…
Alexander
Je ne veux pas que vous prononciez un mot, Mulford. Pour l’instant,
laissez- moi parler. Même à cheval, sur une plage
déserte et sans danger, vous trouvez quand même le
moyen de vous mettre dans une situation impossible. D’abord,
vous mentez au régulateur du commissariat, puis vous répétez
le même mensonge aux civils qui se trouvent sur la plage,
ensuite, et sans en avoir reçu l’ordre, vous essayez
de tuer à coups de revolver une baleine endormie. Et pour
couronner le tout, vous vous battez en public avec un chauffeur
de camion envoyé ici par nos services. Mulford, expliquez-
moi où vous voulez en venir ? Répondez-moi ! Je
serais vraiment curieux de savoir ce qui peut bien se passer dans
votre crâne !
William R. Mulford
Mon… Capitaine, je… je…
Capitaine Alexander
Vous vous êtes montré incompréhensif, vaniteux,
agressif à l’égard du public ainsi que de
vos camarades… À plusieurs reprises, il vous est
même arrivé d’effectuer des arrestations arbitraires,
qu’est-ce que vous en dites ?
Sergent Becker Mulford, ça
ne vous ennuierait pas de me donner quelques précisions
?
William R. Mulford
Mais pas du tout, je vous en prie, Sergent…
Sergent Becker
Parlez-moi donc un peu de l’homme qui a été
blessé.
William R. Mulford
C’est arrivé accidentellement, voyez-vous, Sergent,
C’est incroyable. Figurez- vous que ce type s’est
approché de la baleine au moment où elle s’est
mise à faire des sauts de carpe. Je lui ai dit de reculer
mais il ne m’a pas écouté… La baleine
s’est dressée verticalement de toute sa hauteur.
Et quand elle est retombée, elle a donné un grand
coup de queue et… et elle a envoyé le civil valdinguer
en l’air. Je vais mettre tout ça dans mon rapport
exactement tel que c’est arrivé. Je ne savais même
pas qu’une baleine pouvait imiter le chien qui fait le beau…
on n’a jamais vu ça !
Sergent Becker
Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi vous n’êtes
pas allé au secours du blessé. En tant qu’agent
de police…
William R. Mulford
C’est exactement au moment où l’homme a été
touché par la baleine, Sergent, que j’ai été
pris à partie par le chauffeur de la compagnie Hercule.
Foutez-le en tôle. Entraves à l’exercice de
la justice, voies de fait et outrages à agent, etc.
Alexander
Mais le blessé ? Vous lui avez donné les premiers
soins.
William R. Mulford
Ma foi, oui, Capitaine. J’ai fait ce que je pouvais…
Sergent Becker
Est-ce que vous vous êtes penché sur lui ? Vous vous
êtes bien approché de lui pour vous rendre compte
de la gravité de ses blessures ?
William R. Mulford
Mais parfaitement, Sergent.
Alexander
Très bien. Voyons maintenant, Mulford, est-ce que le sergent
McLeod a bien affiché les dernières photos des criminels
en fuite avant votre départ du commissariat ?
William R. Mulford
Oui, Capitaine.
Sergent Becker
Est-ce que le sergent McLeod a insisté comme d’habitude
pour que tout le monde les regarde et se remémore bien
la physionomie des gars en cavale ?
Alexander
Mulford, est-ce que le nom de Bonniano vous dit quelque chose
? Ça ne vous rappelle rien ? Réfléchissez
: Bonniano, Joseph Bonniano ?
Sergent Becker
Mais oui, Mulford, c’était Joe Bonniano. Et pendant
que vous faisiez le mariole sur la plage et que vous étiez
en train de vous empêtrer dans un tissu de mensonge, Bonniano
était tranquillement installé sous votre nez, avec
un 45 automatique chargé dans la poche de son veston !
Celuilà même dont il s’est servi cette nuit
pour tuer Herbert Betseka.
Alexander
Qu’est-ce que vous en dites ?
William R. Mulford
Je m’excuse, Capitaine, mais…
Alexander
Vos excuses ne suffisent pas. Vous êtes en état d’arrestation,
Monsieur Mulford ! (s’adressant à Becker)
Considérez Monsieur Mulford comme votre prisonnier.
Sergent Becker
Allons, en route, Mulford !
William R. Mulford
Je suis capable de marcher seul.
Sergent Becker
Bon. Alors, allons-y !
William R. Mulford
Je t’avertis, chef ! Tâche de ne pas me toucher avec
tes sales mains de vérolé !
Sergent Becker
Capitaine, Monsieur Mulford est civil, maintenant, non ?
Alexander
Considérez-le comme tel, il est en état d’arrestation
et sous votre responsabilité.
Sergent Becker
Alors, chaiffe ! On y va ?
William R. Mulford
Je t’ai dis de ne pas me toucher avec tes sales pattes.
Sergent Becker (s’avance
vers Mulford et lui balance une châtaigne maison au creux
de l’estomac, et le pousse vers les
coulisses)
Dites donc, Capitaine, on ne croirait jamais qu’un gars
comme Mulford soit assez bête pour faire de la rebellion
et essayer de résister quand on l’arrête !
(ils sortent).
Alexander
Oui, c’est vrai, c’est pas croyable ! (Il ramasse
les affaires de Joe Bonniano et il sort).
Martine/GIlky
il est impossible de tuer une baleine en lui tirant dans les yeux.
Pour atteindre un point vraiment vital, il faut viser la colonne
vertébrale, à un mètre, un mètre cinquante
environ derrière les évents. Le cerveau se trouve
situé très en arrière, tout à fait
à la base du crâne. En outre il est protégé
par une plaque osseuse très épaisse. (Elle se
tourne et marche
en équilibre comme sur un fil). Le professeur Gilky
se promenait, debout en équilibre sur l’échine
de la baleine, prêt à sauter à terre si la
bête se mettait à bouger. (Elle se retourne face
au public) Mais elle resta immobile. Gilky s’approcha
des évents, débloqua le cran de sûreté
et expédia cinq balles groupées dans les vertèbres
du cétacé. Il replaca le cran d’arrêt
et sauta sur le sable.
AlFredo/Fredric (entre
par la gauche et se dirige vers la baleine)
La baleine frémit et les ailerons de la queue esquissèrent
un bref battement comme si elle prenait son élan pour un
ultime effort. Mais le mouvement resta suspendu à une course
; tout le corps de l’animal parut frémir. La queue
retomba sur le sol, de l’air jaillit encore en sifflant
des évents : la baleine était morte.
Martine/GIlky
Elle y serait retournée d’elle même. Si l’agent
s’était contenté de tirer - en l’air,
il l’aurait réveillée et elle serait retournée
à la mer par ses propres moyens. (Il sort)
SCÈNE XII
(Entrée de Becky et Fredrick Langfield. Becky rassemble
leurs affaires, Fredric fait les 100 pas sur le praticable cherchant
l’inspiration.)
Becky Langfield
Maintenant en le regardant, je vibre d’une douce tendresse
à son égard ; c’est la première fois
depuis mon arrivée en Californie. Je n’ai plus l’impression
d’être complice ni infirmière. Je suis purement
et simplement moi. Je peux désormais considérer
mon mari avec un sentiment qui ressemble à de l’amour.
Fredric est un malade, un incurable peut-être, mais
je ne vaux guère mieux. Je ne lui envie plus désormais
les paradis artificiels où il s’esquive à
son gré… Après tout, c’est bien ce que
j’essaie de faire, moi aussi, à ma façon !
Fredrick Langfield
Je m’appelle Ismaël ! Quand je sens des plis amers
autour de ma bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant
novembre, quand je me surprends arrêté devant une
boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement
que je rencontre et surtout lorsque mon cafard prend tellement
le dessus que je dois me tenir…
Becky Langfield
Fredrick !
Fredrick Langfield
Tu m’appelles rarement par mon prénom. Ce n’était
pas mal, hein, ce que je disais ? Pas trop appuyé, pas
forcé du tout… Ce serait impossible, d’ailleurs,
car tout ceci… tout ceci est authentique. Pour une fois,
le jeu correspond à la réalité. Que pourrait-on
imaginer de plus surréaliste que cette sinistre journée
? Becky, ce n’est pas ton vrai nom, n’est-ce pas ?
J’ai oublié comment tu t’appelles…
Becky Langfield
Béatrice !
Fredric Langfield
Mais oui, évidemment, c’est Béatrice ! Excuse-moi,
mon chou. Je me rappelle tous mes rôles, sauf le vrai. Tu
es une charmante jeune femme, tu sais. Vraiment, c’est bizarre,
tu n’as plus l’air de me faire de reproches, maintenant…
Te serais-tu prise à mon jeu ?
Becky Langfield
Dis plutôt que je le vis ! Peu importe le nom que tu donnes
à tes rêves… Tiens, nous ferions mieux de partir,
Fredric ; il ne faut pas faire attendre ton producteur.
Fredric Langfield
C’est vrai. J’avais presque oublié ce rendez-vous
! Tu crois que je… Enfin, je me demande si ça en
vaut vraiment la peine. Après tout, je…
Becky Langfield (en lui fermant
la bouche du bout des doigts)
Ton producteur a autant de réalité que la baleine,
Fredric ! (Ils sortent)
(Nicolas entre à gauche de la scène lisant et
se dirige vers la
droite de la scène)
Nicolas
Hobart resta longtemps sur la plage déserte. Il suivit
des yeux les feux arrière du tracteur le plus longtemps
qu’il put. Puis, tout en fumant sa dernière cigarette,
il releva le col de sa veste de toile blanche et se dirigea vers
le motel en suivant le bord de l’eau. « Bon ! Il la
veut, qu’il la prenne ! Ce n’est qu’une minable
grognasse de toute façon ".
Epilogue (Dans le noir)
AlFredo
Une mouette vint tournoyer au-dessus de la baleine, silencieusement,(x3)
comme un fantôme ailé, (x3) elle battit des ailes
et se posa sur la tête du cétacé. (x3)
La marée montante balaya la plage et la couvrit d’une
dentelle d’écume toute pétillante. (x3)
La mouette fit claquer son bec orangé d’un air triomphal
Valérie
et se mit à picorer la chair déchiquetée
(x3) qui entourait l’oeil de la baleine.