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L'Horloge
 
Oui mais nous alors moi je...
Directeur artistique : Martine Roussarie (comédienne)

 

- Mise en scène : Martine Roussarie
- Adaptation et dramaturgie : Groupe "Oui mais nous, alors moi je..."
- Lumières : Vincent Horber
- Régie lumières : Bernard Lewandowski
- Régie son : Jennifer Augué
- Décors et costumes : Julie Lepère et Annie Saffon
- Assistance technique : LMS (Chauny) et Compiègne Musique
- Jeu en 2004 : Charlotte Thomas, Nicolas Cros, Alfredo Fiale, Martine Roussarie et Anne-Marie Marsault
- Jeu en 2005 : Valérie Beaumont, Nicolas Cros, Alfredo Fiale, Martine Roussarie et Gwenaelle Descamps


Ce spectacle a été joué :
- en octobre 2004 à l'Horloge, Tracy-le-Mont (60170),
- en juin 2004 à la salle Georges Vigreux, dans le cadre de Village sur scène, Cambronne-lès-Ribécourt (60170)
- en novembre 2005 à l'escalier du rire, dans le cadre des rencontres départementales de théâtre amateur, Albert (80300),
- le 9 décembre 2005 à la salle Saint-Gobain, Thourotte (60150),
- le 16 décembre 2005 à la salle des fêtes, Ambleny (02290).

 

 

Prologue


Martine
On apporta les journaux et nous vîmes,

Nicolas
dans la gazette de Tracy,

Valérie
que là-bas, on avait fait monter des baleines sur la scène.

Martine
Sur la scène ?

Nicolas
Oui, oui ! sur la scène !

Gwenaëlle
Sur la scène ?!?…

Alfredo
Dans les ténèbres glacées des profondeurs marines,

Gwenaëlle
L’énorme baleine rôdait parmi les algues,

Martine
Et toute chose qui s’aventure près du chaos qu’est la gueule de ce monstre, fût-ce un bête, un vaisseau ou un roc, est instantanément engloutie dans l’immense et horrible gouffre, et périt dans l’abîme infini de sa panse.

Valérie
Aucune lumière ne parvenait encore de la surface.

Nicolas
Lentement, presque sur place, la baleine se mit à remonter.

Alfredo
Quand elle émergea, elle souffla bruyamment.

Martine
Elle s’aperçut alors qu’il allait faire jour bientôt.

Gwenaëlle
Pesante mais gracieuse, elle évoluait sur l’étendue moutonneuse.

Nicolas
Soudain, elle replongeait, s’enfonçait dans les profondeurs et se remettait à rôder dans le monde du silence.

Alfredo
Insouciante ou presque, elle se rapprochait du rivage, quand…

Valérie
elle se trouva cueillie par une lame de fond et entraînée vers la côte.

Nicolas
Elle sentit le gravier crisser brutalement sous son ventre.

Gwenaëlle
Surprise, la baleine essaya de faire aussitôt demi-tour pour retourner en eau profonde ;

Alfredo
mais elle se trouva drossée encore plus avant.

Valérie
Elle finit par faire face à la mer,

Martine
mais une grosse vague couronnée d’écume se précipita alors à sa rencontre et,

Nicolas
telle une énorme muraille verte, culbuta et s’écroula sur la tête du cétacé qui fut rejeté, impuissant, sur la plage.

Martine
La baleine « spermaceti " trouvée par les Nantuckais, est une bête agile et féroce et, pour la prendre, il faut des pêcheurs extrêmement habiles et téméraires.

Alfredo
Quand elle toucha terre, quelque peu étourdie par le choc,

Gwenaëlle
la baleine se retrouva échouée sur le sable.

Valérie
La mer se retira et le vent tomba.

Nicolas
Des mouettes tournoyaient en criaillant, l’oeil aux aguets.

Alfredo
Épuisée maintenant, et toujours étourdie par la brutalité de cet échouage, la baleine s’ébroua,

Gwenaëlle
puis sa grande carcasse se détendit.

Martine
La voilà qui souffle ! cria une voie du haut du mât.

Nicolas
A quelle distance ? demanda le capitaine.

Martine
Trois points sous le vent par bâbord, monsieur.

Nicolas
Redressez la barre ! Gouvernez droit !

Martine
Droit !

Valérie
Elle avait l’impression d’être en sécurité.

Alfredo
Elle poussa un formidable soupir,

Valérie
Et le souffle de la baleine est souvent accompagné d’une puanteur tellement insupportable qu’elle peut rendre fou.

Gwenaëlle
Elle battit lentement des paupières en regardant l’aurore se déployer peu à peu sur les flots qui s’apaisaient.

Nicolas
Ohé la-haut ! vous la voyez maintenant cette baleine ?

Tous
Oui,

Martine
oui tout un banc de cachalot ! et elle souffle ! Et elle saute !

Gwenaëlle
Une mouette se posa à un mètre ou deux du monstre, fit claquer son bec orangé et se mit à lorgner du coin de l’oeil.

Nicolas
Donnez de la voix ! Donnez de la voix chaque fois !

Martine
Oui, oui, monsieur. Et elle souffle !

Les autres
et elle sou-ou-ffle, sou-ou-ou-ffle !

Nicolas
À quelle distance ?

Martine
Deux mille et demi.

Nicolas
Mille tonnerres ! si près ! Tout le monde sur le pont ! "

Valérie
La baleine poussa encore un profond soupir, ferma les yeux et s’endormit.

 

Scène première

 

Valérie
Le jour se levait. Couchée sur le flanc, sans bouger, Karen resta un bon moment à se demander où elle se trouvait…
dans le lit d’un motel, près d’une plage, avec une gueule de bois carabinée et le sentiment d’être un tantinet crado.
Alors ses souvenirs affluèrent.

Karen Fornier
On dirait un iguane, ou plutôt un lézard. Comme sa sacrée pendulette ! Tic tac, tic tac… Bonjour, trésor ! Dors, mon petit bébé. Tu sais que tu es bien propre, toi, au moins ! Il faut toujours se laver, Hobart, quand on a couché avec une femme. Sinon,
ça risque de pourrir et de tomber… Comme une branche morte ! Et ça ne repousse pas, tu sais ! Ce serait dommage, non ?
Et puis, zut ! J’aurais aussi bien fait de rester chez moi et de m’allonger sur mon lit avec une bouteille de whisky et un bouquin
porno.

Valérie
Karen se demandait pourquoi elle s’était lancée dans cette aventure avec Hobart. Elle avait toujours été convaincue que,
tôt ou tard, ils coucheraient ensemble et qu’elle serait déçue.

Karen Fornier imitant sa mère
Voyons, ma chérie, tu écoutes ce que maman te dit ? Hobart… en voilà, un beau garçon ! Regarde comme il nage bien !
Ton père devrait prendre plus d’exercice. Oh ! Regarde, tu as vu ce plongeon d’Hobart ? Il a un de ces styles ! Quel beau couple vous feriez, tous les deux ! Je vois clair, tu sais, ma chérie… Voyons, est-ce que tu écoutes ce que maman
te dit ? Tu ne devrais pas boire comme ça le matin ! Tu as vraiment des goûts bizarre, toi, en fait de jeunes gens ! Ma chérie, crois-en ma vieille expérience. Tiens, ce musicien de jazz… Comment appelles-tu ça, déjà ? Ah ! oui, un contrebassiste…
Ces gens-là sont si moroses ! Leur rire est si bizarre ! Voyons, ma chérie, essaie d’être plus gentille avec Hobart ; il est si bien, lui… Espèce de lézard !

Nicolas se réveille, trouve le livre et se met à lire
Karen se gargarisa et se savonna une seconde fois, et tout ce qui restait des étreintes d’Hobart disparut en tourbillonnant dans la petite grille qui se trouvait à ses pieds. Elle sortit de la salle d’eau et feignit de ne pas entendre son joyeux bonjour, riche de sous-entendus. Hobart remontait sa montre sans quitter la jeune femme des yeux.

Karen Fornier
Bonjour, Hobart !

Hobart Richardson
Je me demandais si tu allais te décider à ouvrir la bouche.

Karen Fornier
Tu sais comment faisait Cléopâtre pour s’exciter ! Elle s’y prenait d’une drôle de façon ! Elle plantait des épingles dans les seins de ses esclaves ! C’est vrai, c’est historique, tu sais. Qu’est-ce que tu pense de ça, toi, Hobart ?

Hobart
Quelle drôle d’idée de me dire ça ! On dirait qu’il va encore faire beau aujourd’hui. Ton machin, à propos de Cléopâtre…
On a pas idée de raconter un drôle de truc comme ça !

Karen Fornier
Tiens ? Et pourquoi !

Hobart Richardson
Ma foi, j’en sais rien, moi. Ça me fait un peu comme si tu avais quelque chose à me reprocher.

Karen Fornier
Je dis toujours de drôles de choses, le matin. C’est une de mes spécialités.

Hobart Richardson
Je vais t’en dire une autre, de tes spécialités du matin : tu es belle, vraiment belle. Et astucieuse, par dessus le marché !
Oui, astucieuse et belle…

Karen Fornier
N’oublie pas ta pendulette, Hobart !

Hobart Richardson
Quoi ? N’oublie pas quoi ? Attends un peu, mon chou. Où veux-tu aller de si bonne heure ? La chambre est payée jusqu’à…

Karen Fornier
Me promener sur la plage.

Hobart Richardson
Te promener sur la plage ? Mais…

Karen Fornier
Je voudrais marcher, réfléchir, regarder les vagues. Je lancerait peut-être aussi quelques coquillages dans l’eau. Si toutefois on met encore des coquillages sur les plages !

Hobart Richardson
Mais tu n’as donc pas faim, mon chou ?

Karen Fornier
Je n’ai pas faim. Ils sortent. Puis, Karen s’élance sur la scène. Bonjour, Karen ! Le tout blanc c’est moi, je cherche ma pâture de goéland, je suis heureuse de voler, libre comme l’air, dans la brise fraîche, en compagnie de mon ami. Gary Goéland et Gloria Goéland, suspendus dans le ciel !

Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid tout garantie.

Cléopâtre et Hobart… Quel beau couple ils auraient fait, tu ne trouves pas, maman !… Entrée d’Hobart essoufflé d’avoir couru après Karen. Il a fourré sa putain de pendule en lézard dans la poche-revolver de son pantalon.

Hobart Richardson
Tu es vraiment une drôle de fille, tu sais.

Karen Fornier
Pourquoi, une fille ? Pourquoi pas un être humain ? Peut-être, après tout… Je n’en sais rien. Mais pour l’instant c’est la mer.

Hobart Richardson
Qu’est-ce qui est la mer ?

Karen Fornier
Tout ! Maintenant, il n’y a plus que ça… Tout est la mer.

Hobart Richardson
Et moi ? Je suis là aussi, non ? Ça ne compte pas pour toi ?

Karen Fornier
En ce moment, j’ai l’impression d’être la mer, tu sais, pleine de poissons, d’eau verte, d’îles et de machins comme ça.
Dans le temps j’avais envie d’être Dorothy Lamour. Tu veux que je te dise ce qu’est mon père ? Mon vrai père j’entend,
celui de mon enfance ; je ne l’ai pas oublié ; il me faisait rire en imitant Babar l’éléphant, mais, depuis, il est devenu
de plus en plus lointain.

Hobart Richardson
Et moi ?

Karen Fornier
Tu ne serais pas content si je te le disais. Tu te crois compliqué, impénétrable ; mais pas du tout ! Tu es au contraire tout ce qu’il y a de facile à piger. Et si tu savais ce que je pense de toi, tu serais furieux contre moi et contre toi-même, parce que tu verrais à quel point tu es nature ! Je n’ai pas envie de parler de toi, Hobart. Ce ne serait pas drôle. Promenons-nous donc simplement, sans rien dire…

Hobart Richardson
Sale garce. Je me demande comment elle trouve toujours moyen de me mettre en état d’infériorité. Quelle garce !
Quelle sacrée petite salope !

Valérie
Karen savait exactement ce qui se passait dans le crâne de Hobart.

 

Scène II
On entend une voiture ralentir, et s’arrêter. Une portière claque.

Joe Bonniano
Qu’est-ce qu’elle suce comme essence, cette saloperie de bagnole ! Une vrai passoire en plaqué-or ! Décidément, t’as pas
de pot, Joe Bonniano ! Aux dés, à la roulette, au poker, aux courses, c’est du pareil au même. Ça foire à tous les coups !
Face au public, se regardant comme dans une vitrine de magasin.
Vas-y, souris ! T’as raison ! Continue donc à sourire, pauvre cloche ! T’as aucune raison de t’en faire ! (Il sort une boîte de comprimé et en avale trois. Il sort son colt 45
de la poche intérieure de son veston).
J’ai vraiment la gueule d’un gangster, nom de Dieu. (Il range son colt, fouille
dans ses poches, en sort quelques piécettes)
. Pas la queue d’une ! Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Il faut
que je me dégote quelqu’un qui puisse m’aider. Quelqu’un à qui j’ai rendu service, le petit Isaac, peut-être, ou ce salopard
de Perrini, ou le brave Willy. Il regarde sa montre. Il est encore trop tôt pour téléphoner. De la poche de son veston, il sort
le journal du jour et le lit
. CHASSE À L’HOMME… Ainsi, me voici à la une ! Ce serait le moment d’envoyer ça à ma sainte mère ! Il reprend la lecture du journal… Joe Bonniano alias « Joe la Banane ", personne ne m’as jamais appelé Joe la Banane.
Je me demande où les pisseurs d’encre et les cognes peuvent bien aller dénicher ces sobriquets minables. Ouais !
Joe Bonniano fait l’objet d’une des plus grande chasse à l’homme qu’on ait jamais vues, pour avoir, la nuit dernière, assassiné dans le plus pur style gangster une balle dans la tête, du pur style gangster Herbert Betseka, célèbre bookmaker et caïd
de la pègre locale. Et alors ! Comment se fait-il que les condés ne l’aient pas agrafé depuis belle-lurette ? C’est vraiment
à se taper le cul par terre ! (Il range le journal dans sa poche). Toujours les mêmes salades ! (Il regarde sa montre,
sort la menue monnaie de ses poches.)
Après tout, que j’appelle maintenant ou plus tard… (Il sort un calepin et téléphone une première fois… pas de réponse. Une seconde fois… pas de réponse puis il raccroche). Bande de fumiers ! (Il téléphone à nouveau…) Tâche d’être là, bon sang Willie, tâche d’être là !

Willie
Allô !

Joe Bonniano
Willie, c’est toi mon petit ?

Willie
Oui.

Joe Bonniano
Dis donc, Willie, c’est…

Willie
J’ai compris, je t’écoute. Ici ça colle, tu peux y aller.

Willie
Tu sais l’heure qu’il est, Joe ?

Joe Bonniano
Oui, mais je suis dans un sacré pétrin ! Je ne t’ai jamais doublé Willie. J’ai toujours été régulier avec toi, pas vrai ? Maintenant me voilà dans un drôle de merdier. Je me suis salement mouillé. Il faut que tu m’aides.

Willie
Je t’écoute.

Joe Bonniano
Bon. Voilà. Tu sais ce qu’il s’est passé cette nuit ?

Willie
Oui, je suis au courant. Tout le monde a pigé, à part les poulets.

Joe Bonniano
Bon, eh bien, je suis complètement lessivé, sans un… Tu saisis ?

Willie
Oui, oui.

Joe Bonniano
Il faut que tu me tires de là, Willie. À part toi, personne ne veut plus avoir affaire à moi. Tout le monde se tire dans les pattes.

Willie
Tu es fauché ? Mais alors, où est passé le magot qu’Herbert avait sur lui ? On l’a dit à la radio… Un très gros paquet !

Joe Bonniano
Willie, ça c’est des vannes de journaleux ou alors les bourres ont piqué l’oseille et ils me mettent ça sur le dos… Bon sang ! Est-ce que je t’aurais passé ce coup de fil si j’étais pas dans une pestouille terrible ?

Willie
Ça va, Joe. Quand est-ce que tu palpes ?

Joe Bonniano
Dans dix jours.

Willie
Bon, ne t’en fais pas. Tu peux compter sur moi.

Joe Bonniano
Mais il me faut ça tout de suite !

Willie
Où est-ce que tu es ?

Joe Bonniano
Sur la jetée. On pourrait se donner rendez-vous au Parc de l’Océan. Tu sais où ? Je prendrai le tram…

Willie
Non, pas là. Tu te rappelles la plage où l’on avait rencontré cette espèce d’arnaqueur ?

Joe Bonniano
Oui, bien sûr !

Willie
Tu n’auras qu’à te baguenauder par là, tout au bout, au sud. Il n’y a jamais un chat dans ce coin-là !

Joe Bonniano
Entendu. À quelle heure ? Quand peux-tu être là ? Le plus tôt possible, hein ?

Willie
Il faudra que tu poireautes un brin. Je viendrai avant cinq heures, cet après-midi. Tu peux compter sur moi. Ne te biles pas trop, Joe. Et rappelles- toi que je passerai une fois et rien qu’une fois. Fais gaffe à ne pas me rater.

Joe Bonniano
Merci Willie !

Willie
Ne me remercie pas. Comme ça, on sera quittes.

 

Scène III
Karen et Hobart assis sur le praticable en fond de scène

Hobart Richardson
À quoi penses-tu ?

Karen Fornier
À rien !

Hobart Richardson souriant
On pense toujours à quelque chose. Allez, réponds-moi ?

Karen Fornier Elle lui lance un bref coup d’oeil et au bout d’un long moment… Je pensais aux pendulettes.

Hobart Richardson
Aux pendulettes ?

Karen Fornier En aparté
À quoi bon me fatiguer, Hobart ne comprendra jamais ce que j’ai éprouvé en voyant le petit réveil garni de lézard sur l’étagère du motel. Et si je lui disais que mes règles viennent de commencer, ce n’est pas vrai, mais il ne pourra plus rien dire, et… A-t-il apporté la pendulette pour se réveiller dans l’intention de remettre ça ? Ou pour se chronométrer ? Tic-tac, tictac…

Hobart Richardson
Tu n’as pas envie de parler mon petit chou ?

Karen Fornier
Non. Je ne suis pas d’humeur très bavarde, tu sais, ce matin.

Hobart Richardson
Je crois bien que je sais à quoi tu penses…

Karen Fornier
Vraiment ?

Hobart Richardson la fixant droit dans les yeux.
Dis-moi, Karen, tu as l’air de m’en vouloir.

Karen Fornier
Vraiment ?

Hobart Richardson Il détourne les yeux et déçu et furieux…
Pourtant cette nuit quand elle m’enserrait dans ses cuisses crispées en se cramponnant aux muscles de mes épaules… Mais je n’ai pas pu, pas complétement… J’avais trop bu. (À Karen) Oui. Tu sembles… amère. Mais bon sang, Karen ! Qu’est-ce que tu as ? Ai-je fait ou dit quelque chose qui t’ai déplu la nuit dernière ? Excuse-moi, dans ce cas. Qu’estce que tu veux que je te dise de plus ?

Karen Fornier
Rien. Je n’ai rien à te reprocher. N’importe comment, je n’ai pas envie de parler de ça maintenant. Ni maintenant, ni à un autre moment, d’ailleurs. (Hobart veut intervenir, mais elle le coupe). Je t’en prie, tais-toi. Je parle très sérieusement, je t’assure, Hobart ! En aparté. Comment être sincère avec quelqu’un comme lui ? Je ne peux quand même pas lui dire qu’il ne compte pas pour moi ! Que je le trouve enfant gâté, superficiel, égoïste et qu’en plus, c’est un affreux raseur doublé d’un sadique. Je ne
suis pas une amoureuse de cinéma et encore moins le matin. Je cherche quelque chose, n’importe quoi, en moi ou hors de moi, qui puisse me faire oublier la façon grotesque dont la nuit s’est terminée ? Si je n’avais pas besoin de lui pour me ramener… Il doit être convaincu de m’avoir brillamment séduite. Une fois terminer se petite affaire, il a filé au petit coin pour se laver comme si je n’étais qu’un vulgaire tapin dont il faut se méfier. Tu es le roi des emmerdeurs avec cette lubie de vouloir m’épouser
parce que c’est l’idée de ton imbécile de père. À croire qu’il me prend pour un oeuf à cuire en trois minutes à la coque !

Hobart Richardson
Je sais bien que tu n’as pas envie de parler maintenant, mais je voudrais juste te dire un mot avant de me taire pour de bon.

Karen Fornier
Vas-y, je t’écoute.

Hobart Richardson
Cette nuit à eu pour moi une extrême importance…

Karen Fornier
Bon ! Tu l’as dis maintenant. (Elle scrute au loin, la main en visière au dessus des yeux). Qu’est-ce que c’est ?

Hobart Richardson
Quoi donc ?

Karen Fornier (Tendant le doigt)
Là-bas… Tu ne vois pas ? Juste en face de nous, il y a quelque chose sur la plage.

Hobart Richardson
Je ne sais pas, un gros rocher, sans doute. Ou peut-être une épave quelconque.

Karen Fornier
C’est trop gros pour être une épave et je ne me rappelle pas avoir vu de rocher à cet endroit-là.

Hobart Richardson
Et alors ? Qu’est-ce que ça peut nous faire ?

Karen Fornier
Rien, absolument rien ! (Soudainement). C’est une baleine ! Hobart, regarde, ! C’est une baleine !

Hobart Richardson
C’est exact.

Karen Fornier
Une énorme baleine. Est-elle morte ou vivante ? Comment est-elle arrivée ici ?

Hobart Richardson
Je ne sais pas. Elle a dû mourir et venir échouer là. Quand elles meurents, elles gonflent et flottent comme d’énormes bouchons. Karen le regarde méchamment et Hobart lui répond par un sourire narquois.

Le professeur (Martine)
Cette baleine mesure 17 m. La queue a plus de trois mètres d’envergure. Elle est couverte d’une fine couche de sable sec. Tout l’arrière de sa vaste échine forme une forte saillie, suivi d’une série de protubérance qui vont jusqu’à la queue. Elle a le dos et la partie supérieure des flancs parsemés de larges plaques grisâtres. Une masse compacte de coquillages
d’un blanc mat couvre la mâchoire supérieure, telle une épaisse bouillie pétrifiée. Elle respire !

Karen Fornier
Elle est vivante !

Hobart Richardson
Elle est un peu là, la garce ! Moi qui croyais qu’on exagérait quand on parlait de la taille des baleines, elle doit peser son poids ! Peut-être qu’elle a des masses d’ambre gris ; tu sais ce que les parfumeurs payent si cher…

Karen Fornier
Qu’est-ce qu’on va faire ?

Hobart Richardson
Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Qu’on se mette à lui pousser au train, pour la ramener dans l’eau ?

Karen Fornier
Il faut faire quelque chose, nous ne pouvons pas la laisser comme ça.

Hobart Richardson
Et pourquoi pas ?

Karen Fornier
Parce que… parce que, voilà tout ! Monte sur la route et tâche de trouver quelqu’un, un agent, n’importe qui… Je t’attends ici.

Hobart Richardson
Quelqu’un a probablement déjà donné l’alerte. D’ailleurs, il y a des gens chargés de s’occuper des baleines qui échouent sur les plages. On en parle souvent dans les journaux. On les tue d’un coup de fusil, je crois. Après ça, on les dépèce sur place et leur chair sert à faire des aliments pour les chats.

Karen Fornier
Ce n’est pas possible ! Mais c’est monstrueux !

Hobart Richardson
Il n’y a rien de monstrueux là-dedans ! Ça arrive à chaque instant. Je l’ai lu dans les journaux, ça se passe toujours de la même façon. On les tue d’un coup de fusil et on en fait des aliments pour les chats.

Karen Fornier
Monte sur la route et tâche de trouver quelqu’un. Moi je ne crois pas un mot de ce que tu racontes, je suis sûre qu’on ne la tuera pas, cette baleine. Allez, va… je t’attends ici. Elle s’assied à côté de la baleine endormie elle se mit à chanter tout bas.

Ne t’en fais pas, baleine !
Tu peux compter sur moi
Car je veille sur toi…

 

Scène IV
Hobart assis sur le praticable en fond de scène

Hobart Richardson
« Va chercher un flic ". Bien sûr. « Tu n’as qu’à grimper sur la route pour en dénicher un. " Arrive Joe Bonniano. Bonjour !

Joe Bonniano
C’est Willie qui vous a envoyé ?

Hobart Richardson
Comment ?

Joe Bonniano
Willie.

Hobart Richardson
Pardon ?

Joe Bonniano L’examine un bon moment, puis hausse les épaules et laisse retomber sa main.
Faites comme si je n’avais rien dit.

Hobart Richardson
D’accord ! Joe Bonniano jette un coup d’oeil à sa montre, puis, tout en s’essuyant la figure, se dirige vers le devant de la scène. Et puis merde pour Karen et sa baleine ! Sensuelle, cette fille, mais bougrement bizarre ! Folle de moi évidemment.
Mais je ne comprend rien à son attitude de ce matin. Comme si on avait fait quelque chose de mal. Grotesque !… Elle n’était certainement pas pucelle, après ses aventures avec le musicien de jazz, sans parler des autres… Et puis nous sommes fiancés ou c’est tout comme… C’est ce que voulait nos deux familles. J’était d’accord… mais maintenant… Qu’est-ce c’est que cette histoire de Cléopâtre piquant les seins de ses esclaves ? À quoi ça rime ? Où a-t-elle voullu en venir ? Pourquoi m’avoir
exhibé ses seins de cette manière ? Pour me faire comprendre ce qu’elle attendait de moi ? C’est pour ça qu’elle s’est montrée si blessante, parce que je n’ai pas répondu à son invite.

William R. Mulford des coulisses
Hep ! Vous là-bas !

Hobart Richardson
Justement, je vous cherchais…

William R. Mulford
Vraiment ? Vous avez l’habitude de chercher des agents assis dans les buissons ?

Hobart Richardson
Non, bien sûr : mais vous comprenez, monsieur l’agent…

William R. Mulford
Ouais, je comprends. Allons, restez où vous êtes ! Et pas un geste, hein ?… Alors chef ? Expliquez-moi donc ce que vous fabriquiez là.

Hobart Richardson
Je m’étais assis là, à côté, à l’ombre…

William R. Mulford
Drôle d’endroit pour vous soulager, chef !

Hobart Richardson
Je ne me soulageais pas…

William R. Mulford
On va voir ça. Reculez de trois pas. Par là… Et pas de mouvement brusque, hein ? Il examine le sol.

Hobart Richardson
C’est un malentendu, une affreuse méprise.

William R. Mulford
Personne ne vous a demandé votre opinion, chef ! Votre nom ?

Hobart Richardson
Voyons, monsieur l’agent c’est pour vous chercher que je suis venu ici. Je voulais vous signaler que…

William R. Mulford
Votre nom ?

Hobart Richardson
Richardson. Hobart Richarson. Mon père est…

William R. Mulford
Laissez votre père tranquille, Richardson, c’est vous qui m’interressez.

Hobart Richardson
Voulez-vous oui ou non, me permettre de faire une déclaration comme tout bon citoyen a le devoir de le faire en la circonstance ? Je suis venu vous chercher, mais je ne vous ai pas vu. Je me suis assis à l’ombre pour vous attendre et, dès que je vous trouve, vous vous mettez à m’engueuler !

William R. Mulford
Vous m’avez trouvé, chef ! Alors ?

Hobart Richardson
Et bien, en nous promenant sur la plage, ma fiancée et moi, nous avons découvert une baleine. Elle est là, tout au bout. Si vous voulez bien venir dans les buisson du haut de la dune, je suis sûr que vous verrez…

William R. Mulford
Vous avez trouvé quoi ?

Hobart Richardson
Une baleine, B-A-L…,
William R. Mulford
Je connais l’orthographe. Elle est morte ou vivante ?

Hobart Richardson
Vivante.

William R. Mulford
Très bien, Richardson, vous avez fait votre déclaration. Maintenant, donnez- moi vos nom, prénom et adresse. Vous avez des papiers ? Un permis de conduire ? Hobart lui tend son permis, Mulford l’examine et dit… Vous feriez bien de vous faire faire une nouveau permis, chef !

Hobart Richardson
Mais le mien est valable jusqu’à…

William R. Mulford
Je ne vous parle pas de la date de validité, je parle de votre permis. Vous l’avez enveloppé de plastique ! Or un permis de conduire est propriété de l’état. Si vous le couvrez de plastique, vous détériorez un bien de l’État, ce qui est un délit, Richardson, ne n’oubliez pas ! À votre place, je me ferais refaire un autre permis ! C’est bon, vous pouvez redescendre chercher votre fiancée. Vous n’avez aucune raison de rester là-bas. Je vais passer un coup de fil et je reviens.
Entre-temps n’allez pas traîner autour de cette baleine, hein ? Ce sont des bêtes dangereuses… Surtout les tueuses, celles qu’on appelle aussi épaulards !

Karen Fornier
Tu as trouvé quelqu’un ?

Hobart Richardson
Un agent. Évidemment j’ai été obligé de faire trois kilomètres à pied avant de pouvoir mettre l’a main dessus.

Karen Fornier
Merci, c’est gentil de ta part, Hobart.

Hobart Richardson
Il m’a ordonné de venir te chercher et de partir d’ici.

Karen Fornier
Pourquoi ?

Hobart Richardson
Il prétend que la baleine est dangereuse.

Karen Fornier
Comment ça ?

Hobart Richardson
Il paraît que c’est un épaulard.

Karen Fornier
Vraiment ? Moi je ne trouve pas qu’elle ait l’air d’un épaulard.

Hobart Richardson
Je suppose que les flics savent ces trucs-là mieux que nous.

Karen Fornier
C’est possible, mais…

Hobart Richardson
Bon alors ? On obéit au flic oui ou non ?

Karen Fornier
Tu fais ce que tu veux. Moi je ne bouge pas d’ici tant que la baleine ne sera pas retourner à la mer.

Hobart Richardson s’asseyant près d’elle et en aparté
Tout ça pour une malheureuse crampette.

Karen Fornier regardant la baleine et en aparté
Qu’est-ce qui va bien lui arriver à celle-là ?

William R. Mulford au téléphone
Ici Mulford, 841, c’est toi Charlie ? Oui je sais Charlie. Dis donc, je serais un peu en retard au rapport… Non. J’ai quelque chose qui va me retenir ici, mais j’arriverais bien à me débrouiller… Non, tu n’y es pas du tout. C’est une baleine. Voilà… Non, c’est un civil qui l’a trouvée, il y a quelques minutes. À l’extrémité sud. Tout au bout. C’est désert par là, comme d’habitude. Oui… un tracteur-dépanneur ? Bien sûr ! Non, ça m’est égal d’attendre… Quoi ? Oui, Charlie, elle est morte. Naturellement, elle a dû crever hier, autant que je sache. Je vais attendre le tracteur ici. Non, je n’ai besoin de personne. Quoi ? Entendu ! À bientôt, Charlie ! Il raccroche et regarde vers le public. Elle est culottée, cette petite salope. C’est pas de blague, mais cette négresse là-bas… Je me demande bien, bon sang ! à quoi ça sert de prendre des bains de soleil quand on est goudronné comme ça ?
Ouais, et il y a encore la baleine… Il voyait des raies géantes dans les profondeurs marines… Des formes noires et menaçantes, l’attaque du redoutable épaulard, aux dents dégouttantes de sang ; le capitaine unijambiste du film entraîné vers l’abîme et la mort par le cachalot blanc enragé ; de grandes queues surgies des abysses fouettaient l’eau avec frénésie et réduisaient en miettes les navires de bois. L’abomination et la désolation !

 

Scène V
Changement de lumière. Mulford rejoint Karen, Hobart et Joe.

Joe Bonniano (s’adressant à Mulford).
On dirait que vous allez vous farcir une baleine, hein ?

William R. Mulford
Vouais ! il regarde la baleine, puis les spectateurs. Dites donc, vous feriez bien de déguerpir, Allez donc voir là-bas si j’y
suis ! à Karen et Hobart. Ça s’applique à vous aussi. Toutes les dispositions sont prises maintenant. Il n’y a plus rien à voir par ici. Le noir se fait et immédiatement la lumière se rallume.

Karen Fornier
Moi, je ne bouge pas d’ici.

William R. Mulford
Voyons ma petite dame…

Karen Fornier
Non, cette plage est un lieu public, et j’ai l’intention d’y rester. C’est moi qui ai découvert cette baleine la première et je tiens à savoir ce qui va lui arriver. Alors ? qu’est-ce qui va lui arriver ?

William R. Mulford
J’ai téléphoné pour qu’on envoie un tracteur. On va la traîber jusqu’à la route.

Karen Fornier
Et après ?

William R. Mulford
Les services de la voierie vont sans doute la faire débiter et l’emporter.

Karen Fornier s’adressant à Hobart.
Je suppose que tu n’as pas jugé utile de lui dire que cette baleine était vivante.

William R. Mulford
Si, il me l’a dit.

Karen Fornier s’adressant à Mulford.
Alors, si elle n’est pas morte, pourquoi la traîner jusqu’à la route ? Pourquoi n’essaie-t-on pas de la remettre à l’eau ? Je ne comprends pas…

Hobart Richardson prenant le bras de Karen.
Mais voyons, mon chou, je te l’ai déjà expliqué. C’est une baleine tueuse, paraît-il, autrement dit un épaulard, et quand ils s’échouent ainsi personne ne peut plus rien faire. Je te l’ai déjà dit, on est obligé de les tuer et…

Karen Fornier
Et on en fait de la pâtée pour les chats ! Ça fait dix fois que tu me répètes ça ! s’adressant à Mulford. Ç’est vrai ? C’est comme ça que ça se passe ?

William R. Mulford
Tout juste, ma petite dame. Voyons ce n’est pas la peine de faire des histoires ; Monsieur Richardson dit vrai. J’ai des ordres ; et vous feriez mieux de vous en aller et de me laisser faire mon travail.

Hobart Richardson
L’agent a raison, mon chou ? Retournons donc au restaurant. On y prendra notre petit déjeûner. Tu te sentiras mille fois mieux quand…

Karen Fornier
Prendre le petit déjeûner ! Hobart, est-ce qu’on t’a jamais dit que tu n’es qu’une sale brute imbécile, un égoïste au coeur de pierre ? S’adressant à Mulford. Répondez-moi !

Hobart Richardson
N’insiste pas, voyons ! Allons Karen, tu ne trouves pas que tu prends toute cette affaire un peu trop au sérieux ? Après tout, ça se voit tous les jours, des baleines échouées sur les plages.

Karen Fornier
Non, ce n’est pas vrai.

Hobart Richardson
Peut-être pas tous les jours, mais enfin, ça n’a rien d’exceptionnel. Ça arrive de temps en temps. Les autorités ont une technique bien à elle pour régler ces questions-là.

Karen Fornier
Tu en as de bonnes, toi ! « Pour régler ces questions-là ! " Pan, pan ! C’est comme ça qu’ils les règlent ! Hobart, tu ne peux donc pas te fourrer dans le crâne que cette baleine est vivante ? Elle est vivante, elle respire comme toi, comme ce type qui est assis là-bas, comme l’agent, comme nous tous ! Ça n’a donc aucun sens pour toi ? Elle est vivante et elle est tout près de l’eau, à deux où trois mètres à peine !

Hobart Richardson
Tu prends ça trop à coeur, Karen. Tu es fatiguée ; tu as sans doute faim. Et… après ce qui c’est passé cette nuit, tu es sans doute…

Karen Fornier
Crois-moi, la nuit dernière n’a rien changé pour moi. Si tu t’imagines que tu as accompli des prouesses extraordinaires, toi, cette nuit !

Hobart Richardson
Karen, écoute-moi. Je…

Karen Fornier
Tais-toi, je t’en prie, Je ne veux plus entendre parler de ça ! s’adressant à Mulford. Vous allez tuer cette baleine vous-même ?

William R. Mulford
Mais oui, ma petite dame. Moi, je fais ce qu’on me dit de faire. J’exécute les ordres.

 

Scène VI
Fredric Langfield et son épouse, Becky, s’installent sur la scène. Fredric s’asseoit sur un petit tabouret de plage. Appuyé sur sa canne, il contemple par désoeuvrement le public en face de lui. Près de lui, Becky, en peignoir de bain, chapeau de plage, lunettes de soleil, s’installe sur une chaise longue.

Fredric Langfield
Il reste de la bière, Becky ?

Becky Langfield
Non. Tu veux que j'aille en chercher ? il y a une buvette pas bien loin. Fredric secoue la tête.

Fredric Langfield
Non, c'est une idée qui m'est venue, en guise de thérapeutique. Je voulais simplement m'occuper les mains. Me servir d'un décapsuleur. Rien de plus. J’ai failli être une gloire du cinéma. Avant de me lancer dans les films, j’ai joué avec succès des pièces de Shakespeare au théâtre ; mais Hollywood m’a imposé toute une série de rôles de traître, coup sur coup.
On m’a asservi, pompé, vidé de ma substance ; ils ont gaspillé mon talent, en me précipitant de westerns en films historiques et en films d'épouvante. Par la suite, j’ai vécu dans une semi retraite, à peine conscient de la problématique réalité du monde qui m'entoure. Je ne subsiste plus que du maigre revenu d'anciennes productions à la télévision, de vagues collaborations à la radio et des droits que je touche sur des films publicitaires tournés il y a trois ou quatre mois. Becky fume une cigarette en contemplant ses orteils. Elle fait penser à un mannequin de haute couture, légèrement démodé.

Becky Langfield
J’ai cessé depuis longtemps de me demander pourquoi j’ai épousé Fredric. Bien sûr, il a brillé autrefois d'un certain éclat dans le monde du cinéma, et, fauchée comme les blés à ce moment-là, j’ai éprouvé une admiration mystique quand j’ai fait sa connaissance. Je l’ai rencontré la première fois dans l'appartement de son fils, à Greenwvich Village, où je couchais sur un matelas dans la cuisine. J’ai accepté, presque sur un coup de tête, de devenir sa femme. Je suis donc venue habiter Hollywood où j’ai apporté mes tarots et mes romans à l’eau de rose dans le meublé d'un motel vétuste appelé – Les Mille et Une Nuits –, aux abords de Beverly Hills. J’y mène une vie singulière. Avant tout, je m’occupe de la vieille passion
de Fredric pour la drogue, j’assiste à des scènes de spiritisme, je vais voir de vieux films dans de miteux cinémas bon marché, et je griffonne de temps à autre quelques notes sur la carrière de Fredric dans les années trente. Aujourd’hui, sur la plage, j’écoute Fredric parler. Je l'observe d'un air détaché, je note ses intonations, le rythme de ses phrases, la façon dont il joue de sa belle voix.

Fredric Langfield
Tout ça doit finir. Totalement ! Il faut que je m'arrête... Que j'abandonne complètement, tu comprends ?

Becky Langfield
Oui.

Fredric Langfield
Il faut vraiment que j'y renonce.

Becky Langfield
Oui. Mais je sais qu'il n'y renoncera jamais. Plus maintenant ! D'ailleurs, chose curieuse, je m'en balançe, désormais. Il peut bien abandonner ou continuer, pour moi, ça n'a plus aucune importance. Je suis devenue une je-m'en-foutiste. C'est devenu un rite quotidien. De bonne heure, le matin, Fredric annonçe son intention de se délivrer de son vice ; puis, à l'approche de midi, il commence à changer d'idée.

Fredric Langfield
Rien qu'un petit peu, pour y goûter.

Becky Langfield
Je suis alors obligée de jouer le rôle de la conscience. Il faut que je refuse, que je lui cache la morphine, tout en sachant pertinemment que les règles du jeu exigent que je finisse par céder. Alors Fredric s'enverra sa petite piqûre et pénétrera de nouveau dans cet univers secret qui m’est interdit, à moi. Et le lendemain matin, il reviendra à la charge, et le jeu reprendra. Et pourtant, ça m’est égal. Tout se fond, s'harmonise en un cercle magique et complet. J’ai toujours su d'ailleurs qu'il en serait ainsi. Tous les jours commençent de la même façon. Fredric et moi nous ne quittons jamais notre lit sans avoir tiré les cartes, et consulté notre horoscope. Puis tout en grignotant des biscuits, en buvant des milk-shakes au café ou en fumant un peu de marijuana dans une pipe d’argile au tuyau courbe, on se recouche dans des draps bleus pleins de miettes pour regarder les Jeux télévisés, ou quelque vieux film. Ensuite on se lève et on fume encore quelques pipes en écoutant de la musique puis, selon le temps qu'il fait, on s'habille et on va à la plage ou dans un cinéma voisin ou encore on rend visite à l'un ou à l'autre
des vieux copains de Fredric au temps de sa splendeur. En gros, c'est à peu près ce que je me suis habituée à attendre de la vie. J’ai lu tout ça dans les cartes, des années auparavant.

Fredric Langfield
Je me rends bien compte que voilà un bon moment que je me promets d'abandonner. Mais aujourd'hui, maintenant, en cette minute même où je parle, je sais que c'est pour moi une obligation absolue ! Ses grandes mains noueuses frémissaient sur la poignée de sa canne. Espèce de petite sorcière ! dire qu'en ce moment ça me fait comme si j'essayais d'empêcher toute une colonie de fourmis de sortir de leur repaire... Elles sont prêtes a s'échapper. Je le sens. Est-ce que tu me suis ?

Becky Langfield
Tu veux encore un Librium ? Ou un Nembutal ?

Fredric Langfield
Pas tout de suite, je ne suis pas encore sur la pente savonneuse... Ce n'est pas tout à fait le manque... Si je ne me décide pas à m'arrêter, je finirai fou furieux dans une clinique à la flan. Je maigrirai encore plus, et ces salauds de journalistes colleront des photos de moi dans leur rubrique « Autrefois-Aujourd'hui ".

Becky Langfield
Tu veux un comprimé tout de suite ?

Fredric Langfield
Un petit revenez-y de morphine ne me ferait pourtant pas de mal en ce moment, pour sûr ! Du moins, si tu en as encore dans tes stocks… Estce que tu « tiens " cet article-là, mon chou ?

Becky Langfield
Non.
Fredric Langfield (d’un air résigné)
Ah !... « Quelle est votre substance ? De quelle matière êtes-vous donc ? Comment se fait-il que des milliers d'ombres étranges vous obéissent ?... " Bon sang Becky, as-tu apporté cette came, oui ou non.

Becky Langfield
Non, mais je suis sûre que tu as planqué ton matériel dans ta cape. Du fond du puits d'angoisse où il se débat Fredric se met à glousser.

Fredric Langfield
Tu es une petite maligne, mon chaton. C'est tout à fait vrai, ce que tu dis. J'ai pris mes dispositions au cas où tu aurais eu la sagesse et l'obligeance de glisser quelques ampoules sous ton maillot de bain. Dans l'armature de ton soutien-gorge, si ça se trouve ? Elles se frottent peutêtre contre tes petits lolos roses ?

Becky Langfield
Je n'ai apporté que le Librium, les pétards et la bière.

Fredric Langfield
Je suppose que tu me maudis en ce moment non ? Tu m'en veux ?

Becky Langfield
Non, je ne t'en veux pas. Tu es très bien quand tu te contentes de comprimés.

Fredric Langfield
Je sais. J'ai des Artanes dans la poche de ma veste. Mais vraiment, rien de tout ça ne me suffit. (Becky allume encore une cigarette et, de ses orteils laboure nonchalamment la bâche). J’ai l'impression de jouer une pièce que j’ai répétée bien des années auparavant.(Fredric fronçe les sourcils, comme s'il souffrait horriblement, et passe sa main rabougrie sur son front ; il s'abrite les yeux du soleil et tente de déglutir pour s'humecter la gorge). Tu crois que si je réussis à me contenter de comprimés aujourd'hui je serai encore bien ce soir. C'est terriblement important !
Becky Langfield
Je le sais bien ! Il la regarde, pénétre dans ses yeux l'espace d'un instant comme pour lire tout au fond de son âme et dit très doucement :

Fredric Langfield
Oui je suppose que tu le sais ! Il faut que je tienne bon. Je ne peux pas tout foutre en l'air et bousiller encore une chance ! Mon agent a eu beaucoup de mal à organiser un rendez-vous entre moi et ce producteur de télévision qui, à en croire mon imprésario, envisage de me confier le second rôle dans une dramatique d'une heure et demie. Un rôle de magicien malfaisant... Et c'est important, très important. Important. Ne lâche pas. Cramponne-toi. Je sais que Becky, comme toujours, a planqué de la came et que tôt ou tard il faudra bien qu'elle me laisse filer en douce aux toilettes. Car malgré I'importance et la réalité de mon rendez-vous, ce n'est, après tout, qu'une petite vacherie de plus pour donner du piquant au jeu. (À Becky) Si je rate cette affaire, Becky, comme j'ai raté toutes les autres, je n'aurai plus aucune raison de rester dans cette boîte.

Anne Marie (lisant)
Becky ne souffla mot. Elle tirait sur sa cigarette et regardait, par-delà la plage, la mer qui scintillait. Les nuages avaient débordé bien au-dessus de l'horizon et ressemblaient maintenant à un grand mur blanc et gris qui, du bord du ciel, montait vers le soleil. Doucement, Becky se caressait le sein gauche, et sentait les deux petites ampoules blotties contre le mamelon, tout en étant au désespoir de les avoir amenées. Lentement entre le pouce et l'index, elle faisait tourner et retourner les ampoules contre son sein en se demandant combien de temps son mari pourrait tenir encore…

 

SCÈNE VII

Martine (comme un Monsieur Loyal)
L’engin conduit par Riley compte parmi les plus gros dépanneurs de l’écurie Hercule. C’est un International Harvester Diesel à triple essieu, muni d’un câble de deux centimètres et demi de diamètre et d’un nouveau treuil, un mastodonte tout en muscles, à la carrosserie noir et blanc, aux klaxons de chrome étincelants, pourvu d’une multitude de clignotants et de feux rouges et jaunes. Le capot est décoré d’une caricature montrant Hercule remorquant le monde. Deux éclairs en zigzag encadrent les
mots : “Radioguidé”. La fumée qui sort du pot d’échappement se déploie dans l’air tiède et calme, telle une fine gaze bleutée.

Homer Riley (une bouteille à la main, la clope au bec)
À vous Hercule ! le 23 appelle Hercule. À toi Jack. Le 23 appelle Hercule…

Jack
Hercule à Riley, je te reçois cinq sur cinq. Où es-tu en ce moment ?

Homer Riley
En face de “Chez Néron, tout est bon.” Tout au bout de la plage, au Nord.

Jack
Bien, tu es presque à l’endroit. Il s’agit d’un remorquage pour le compte de l’administration. Il y a un flic sur la plage. Tu le trouveras facilement, il t’attend. C’est un flic monté.

Homer Riley
Un quoi ?

Jack
Un flic monté, un flic à cheval, quoi ! Cherche le cheval.

Homer Riley
Entendu. Qu’est-ce qu’il y a à remorquer ?

Jack
Une baleine.

Homer Riley
Tu veux dire une vraie baleine ?

Jack
Tout juste, Auguste !

Homer Riley
OK ! Salut, Jack !

Jack
Salut !

Homer Riley
(Au public après avoir raccroché). Je m’appelle Homer Riley. Vous savez qu’il y a une baleine sur la plage ? Je suis censé la hisser sur la route. Quand vous pensez à une baleine, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ?

Martine - Alfredo - Gwenaëlle presque ensembles, des coulisses
Moby Dick ! Jonas ! Pinocchio !

Martine
Moby Dick de Ray Bradbury !

AlFredo
Je croyais que c’était de Grégory Peck.

Gwenaëlle
Non, lui il a écrit « Les clefs du Royaume "

Homer Riley
Moby Dick, c’est ce qu’il fallait dire ! et c’est d’Hermann Melville (il chausse ses lunettes noires) Riley le cow-boy ! Riley le poivrot ! Mon métier, c’est les baleines ! Riley le détective privé ! (il s’asseoit et remonte ses lunettes noires sur la tête) Quinze ans déjà et me voici ici. Combien de temps encore pourrais-je continuer ce métier ? je sais que ça ne va plus durer bien longtemps. J’en ai marre. Qu’est-ce que je fous donc, bon sang. À 34 ans, je n’ai pas la moindre idée de ce que je fais ni d’où
je vais. Apparemment, je ne suis jamais que “Riley le Plongeur”, “Riley le Barman”, ou “Riley le Routier” c’est toujours Riley Quelque Chose, et pourtant je sais très bien qu’en réalité, je suis Riley Quelqu’un. J’en ai plein le dos de m’éreinter pour être libre de vagabonder à mon aise pendant cinq mois d’affilée. J’ai envie de lire cent mille livres, de me saouler et de jouer de la guitare. (se levant soudainement) “Non Jack, ce n’est plus aux frais du Comté, désormais, c’est à mon compte, car voilà une minute que j’ai plaqué le boulot !”

 

SCÈNE VIII

Fredric Langfield (suivi de Becky)
Nous sommes blancs comme neige, maintenant ma chérie. Nous avons une ordonnance pour tout ce qu’il nous reste. (comme drogué, Becky lisant la Baleine scandaleuse). Il savait qu’il pourrait parler tout à son aise au producteur devant des cocktails bien frappés, dans la pénombre d’un salon luxueux, garni de plantes tropicales qui se détacheraient sur l’éclat blanc des nappes. Le grand talent de Fredric planerait au-dessus de la conversation comme un parfum. Sans hésiter une seconde, le producteur se tournerait alors vers l’agent de Fredric pour lui adresser un signe de tête affirmatif. Fredric allait s’adjuger le rôle. Les éloges de toute la critique lui vaudraient une rentrée sensationnelle, un autre bon film, voire un rôle à Broadway. (s’étant approché de la baleine) Quel mastodonte !

William R. Mulford (se frayant un passage à droite)
J’ai l’impression que chaque fois que je dis à quelqu’un de s’en aller, deux ou trois autres surgissent pour le remplacer. Si je ne me dépêche pas d’en finir avec cette baleine, ça va bientôt être une vraie foire. Pas d’erreur, ça urge. Faut que j’m’y colle aussi sec. (Karen fredonne le même air qu’au début. Ce qui immobilise Mulford face au public qui se met à regarder devant lui).

Karen Fornier (Chantonnant sur l’air de “Une souris verte” , “La baleine” de Robert Desnos)

Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid tout garantie.
Oui mais, petit appétit
La baleine fait son nid
Dans le fond des océans
Pour ses nourrissons géants.

Au milieu des coquillages,
Elle dort dans les sillages
Des bateaux, des paquebots
Qui naviguent sur les flots.

Nicolas
Billy ! Il faut qu’un homme se marie, voyons !

Gwenaëlle
Ce n’est pas ta faute si ton premier mariage a mal tourné.

AlFredo
Tu gagnes bien ta vie, maintenant, dans la police ;

Nicolas
alors, pourquoi ne te décides-tu pas ?

William R. Mulford
Je l’ai rencontrée chez mon frère, après le dîner et la séance de télé, je l’ai emmenée faire un tour dans ma chevrolet décapotable. Nous sommes allés danser dans plusieurs boîtes. Sans quitter mon révolver car un agent est toujours en service. Puis je l’ai entraînée dans un coin isolé où j’ai tenté de la violer. Elle avait bien pourtant failli se laisser faire lorsque j’ai senti sa bouche s’animer, ses fesses se cambrer légèrement et ses cuisses commencer à s’entrouvrir. J’avais encore eu le pressentiment que j’allais tout rater comme tant de fois auparavant, que je n’allais pas arriver à aller jusqu’au bout. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’elle me repousse. Tout aurait pu très bien marcher si j’avais simplement empoigné mon révolver pour le lui décharger en pleine figure.

AlFredo
Billy ! Si je te prends encore à tourner autour de ses chats, je vais te botter les fesses, moi, tu m’entends ?

Nicolas et Gwenaëlle
Sors de là bordel de merde !

William R. Mulford (d’un ton las)
Çà, c’était au Kansas, il y a 25 ans.

Nicolas
Tâche de ne plus approcher de cette sacrée boîte et laisse ces petits chats tranquilles !

William R. Mulford
Dans une grange sombre et fraîche sentant le cuir, la glèbe, les bêtes.

Gwenaëlle
T’as compris, Billy ? Je ne rigole pas, tu sais !

William R. Mulford
Des petits chats tout chauds, tout maladroits grouillaient dans une boîte et se blottissaient contre la chatte somnolente et pleine de suffisance en miaulant et en tétant à l’aveuglette.

AlFredo
Billy ! Tu veux sortir de là tout de suite et arrêter de tracasser ses chats ! Viens ici !

William R. Mulford (se souvenant)
La mère chatte levait la tête pour accueillir la caresse d’une main prudemment tendue. Saloperie de chatte ! Je vais t’écrabouiller la tête et défoncer ton ventre plein de lait.

Karen Fornier (s’arrêtant et constatant les dégâts)
Oh ! Mon Dieu !

William R. Mulford
Je me rends bien compte que je suis en tous points semblable au voleurs et aux assassins que j’aime tant voir punir ! (À Riley) C’est vous le chauffeur ? (Riley acquièsce). Vous croyez que votre câble pourra venir jusqu’ici ?

Homer Riley
Mais oui, ça ira. (Riley ôte ses lunettes noires pour évaluer d’un coup d’oeil le poids de la baleine). Elle doit bien faire dans les quarante tonnes ! C’est bien la première fois que je remorque une baleine ! J’aime mieux que vous me donniez votre signature avant que je commence. Mettez votre nom, votre numéro et l’adresse de votre poste là, tout en bas. (Il se dirige vers la baleine, l’observe et revient vers Mulford)

William R. Mulford
Il ya quelque chose qui vous tracasse, chef ?

Homer Riley
Cette baleine n’est pas morte.

William R. Mulford
Je sais.

Homer Riley
C’est la plus belle connerie que j’aie jamais entendu !

Karen Fornier
L’agent prétend qu’il est obligé de la tuer. J’ai essayé de discuter avec lui, mais apparemment il ne tient pas du tout à lui garder la vie sauve, à cette pauvre bête. Il paraîtrait qu’il a des ordres et que la baleine est
un animal dangereux.

Homer Riley (à Mulford)
Avec quoi allez-vous la tuer ? (Pas de réponse de Mulford). Je voudrais bien savoir avec quoi vous avez l’intention de tuer cette baleine ?

William R. Mulford
Écoutez chef, vous savez que c’est moi qui commande, pas vrai ? Je ne veux pas d’histoire, ni avec vous, ni avec cette jeune personne. Vous faites votre travail et je fais le mien. Le plus tôt sera le mieux. Comme ça, tout le monde pourra rentrer chez soi.

Homer Riley
Si vous croyez que vous aller la tuer avec votre petite pétoire, vous vous fourrez le doigt dans l’oeil ! Pour tuer une baleine, il faut…

William R. Mulford
Je vous l’ai déjà dit chef, je vous ai parlé gentiment et je croyais que vous m’aviez compris. Je n‘ai pas envie de faire tout un drame ; tout ça n’a déjà que trop duré, mais je commence à en avoir assez de gaspiller ma salive. Avec vous tous ! (à tous) Ne vous occupez donc pas de ce qui arrivera à cette baleine, ça n’est pas vos oignons. C’est moi que ça regarde ! Vous avez compris, cette fois ? Officiellement, elle est déjà morte, officellement, c’est moi qui l’ai achevé d’un coup de feu.

 

SCÈNE IX

Fredric Langfield
Regarde bien ce qui va arriver maintenant ! Attention, Becky ! Ouvre l’oeil ! Ça ne va pas tarder ! Les drogués seuls peuvent prévoir ça, les drogués seuls sentent battre le pouls du monde.

William R. Mulford
Allez ouste, circulez ! (Le réveil se met à sonner. Karen l’éteint et le repose).

Gwenaëlle
La baleine ouvrit les yeux. En se voyant entourée de silhouettes et de bruits étranges, elle respira un bon coup et son énorme masse se mit à se balancer de droite et de gauche. (Mulford dégaine et tire dans l’oeil gauche de la baleine, des coulisses, on entend un coup de feu).

AlFredo
Folle de douleur, elle ouvre lentement la gueule comme pour hurler, mais aucun son n’en sort.

Nicolas
La baleine devient enragée.

Valérie
Elle se livre à d’incessants sauts de carpe sur le sable qu’elle bat à grands
coups.

Gwenaëlle
Ses bonds sont de plus en plus violents.

AlFredo
Soudain, elle se dresse toute droite en prenant appui sur la queue,

Nicolas
Masse énorme,

Valérie
Haute comme une tour qui vacille et se tortille sur la plage…

Tous
Sauve qui peut.

AlFredo
La baleine s’abat,

Nicolas
La plage semble exploser sous le choc.

Gwenaëlle
Les ailerons de la queue attrapent Joe Bonniano dans sa fuite et le projettent violemment en l’air comme un pantin désarticulé.
(On entend trois autres coups de feu)

Karen Fornier (tirant Mulford sur scène).
Arrêtez ! Arrêtez ! Elle vit toujours ! (elle pousse Mulford sur Riley qui atterrit dans les bras de Fredo et Mulford se retrouve dans les bras de Gwenaëlle)

AlFredo (pousse Riley qui atterrit dans les bras de Valérie.)
Avant que Mulford ait le temps de se mettre en garde, le poing de Riley vient s’écraser sur sa bouche.

Gwenaëlle
Mulford chancelle, (elle pousse Mulford vers Fredo qui le repousse vers Gwenaëlle) assommé par le coup. Il essaie de baisser la tête pour se protéger…

Valérie (pousse Riley vers Fredo)
… les poings de Riley continuent de lui marteler le visage.

Gwenaëlle (pousse Mulford vers Valérie)
Mulford est plié en deux, il ramène les bras devant sa figure.

AlFredo (pousse Riley vers Gwenaëlle)
Riley place un swing violent sur le crâne de Mulford, et un uppercut.

Valérie (pousse Mulford vers Fredo)
Mulford esquive. Il lui balance un furieux coup de pied en plein tibia.

Gwenaëlle (pousse Riley au centre de la scène)
C’est au tour de Riley d’être plié en deux. Il se tient la jambe.

AlFredo (pousse Mulford vers Riley qui s’écroule)
Mulford lui balance un nouveau coup de pied.

Tous
Riley s’effondre.

Karen
Appelez la police ! Qu’on envoie une ambulance !

Becky Langfield (constatant le changement de lumière)
Le ciel s’était rembrunit très vite. Les nuages d’abord sympathiques, parraissaient menaçants. De grands rayons de soleil filtraient entre leurs masses noires, comme à travers les vitraux d’une cathédrale.

Fredric Langfield (s’adressant à Karen)
La baleine est morte ?

Karen Fornier
Non.

Fredric Langfield (récitant un passage de Moby Dick)
Elle se tourne et se retourne vers le soleil avec quelle lenteur mais avec quelle puissance. Son front l’affronte et lui rend hommage dans les derniers frissons de la mort.

 

SCÈNE X

Karen Fornier (s’agenouillant près de Riley)
C’est chic, vous savez, ce que vous avez fait.

Homer Riley
N’empêche que je me suis fait tabasser. Et ça a été zéro pour la baleine ! Rien n’a servi à rien. Où est-il maintenant notre tireur d’élite ?

Karen Fornier
Il est là-bas près de la baleine. Je crois qu’il a perdu la tête. Il la regarde comme s’il voulait l’engueuler parce qu’elle n’a pas obéi à ses ordres et n’est pas tombée raide morte quand il l’a flinguée !

Homer Riley
Elle est morte maintenant ?

Karen Fornier
Non, elle vit toujours.

Homer Riley
Je suis complètement idiot. Pour moi, c’était bien la dernière chose à faire, d’avoir des histoires avec la police !

Karen Fornier
Vous n’aurez pas d’histoires.

Homer Riley
Vous êtes une rapide, hein ? Vous savez ce que vous faites ?

Karen Fornier
Oui, je sais.

Homer Riley
C’est votre petit ami, l’autre là-bas ?

Karen Fornier
Non ! Un ami seulement et pas des meilleurs ajouterais-je. Vous l’avez vu détaler à quatre pattes… (Riley allume deux cigarettes, en tend une à Karen)

Homer Riley Je ne me rappelle plus qui a inventé cette mode-là…

Karen Fornier
Inventé quelle mode ?

Homer Riley
D’allumer deux cigarettes et d’en tendre une à la femme.

Karen Fornier
Je crois que c’est Humphrey Bogart.

Homer Riley
C’est possible.

Anita
Pardon, c’est pas Humphrey Bogart, c’est Paul Henried.

Homer Riley
Ah oui… ! Et la femme, c’était qui ?

Anita
Bette Davis. J’ai oublié le nom du film mais ce n’était pas Humphrey Bogart.

Homer Riley (boit une gorgée et tend la bouteille à Karen)
Il en reste un peu. Finissez-la !

Karen Fornier
Vous croyez que votre bagarre vous attirera des ennuis ?

Homer Riley
Je ne sais pas. Qui sait ce qui passe dans la tête des flics ? Ils sont tellement tordus ! Avec eux, on ne peut jamais rien prévoir. Allons voir ce que devient le type projeté par la baleine. (Ils ramassent les effets de Joe Bonniano et en font un petit paquet). Tiens voilà les huiles qui s’amènent ! (Deux flics entrent sur scène)

Sergent Becker (trouve le revolver. Puis il éclaire Joe Bonniano).
Nom de Dieu ! C’est pas mal non ? Joseph Bonniano capturé par une baleine !

Capitaine Alexander
Qu’est-ce que tu me chantes avec ta baleine. C’est nous qui l’avons épinglé, Joe Bonniano. Elle peut aller se faire voir la baleine. D’ailleur, j’ai convoqué un spécialiste pour l’achever, il ne devrait pas tarder. Il s’appelle Gilky ou Bilky, un nom comme ça. (S’adressant à Riley) Vous êtes le chauffeur de la maison Hercule ? L’agent que voici, m’a mis au courant de ce qui s’est passé entre vous et l’agent Mulford. Inutile de vous tracasser pour ça, il n’y aura pas de poursuites contre vous. Vous avez été impulsif, mais excusable. (S’adressant à Becker) Sergent Becker, Voulez-vous demander à Mulford de venir ?

Homer Riley
Ça vous dit de vous arrêter sur la route pour manger un morceau ?

Karen Fornier
Comment avez-vous deviné que j’avais faim ?

Homer Riley
Facile ! Je vous regarde penser. (Ils sortent)

 

SCÈNE XI

Capitaine Alexander (S’adressant à Mulford).
Qu’est-ce qui vous a pris bon sang ! Partout où l’on vous a affecté, vous avez trouvé le moyen de vous rendre insupportable.

William R. Mulford
Mais, Capitaine, je…

Alexander
Taisez-vous ! Je n’ai pas encore fini. Finalement, sur votre demande, on vous colle sur un cheval. Et vous, qu’est-ce que vous faites Mulford ?

William R. Mulford
Capitaine, je…

Alexander
Je ne veux pas que vous prononciez un mot, Mulford. Pour l’instant, laissez- moi parler. Même à cheval, sur une plage déserte et sans danger, vous trouvez quand même le moyen de vous mettre dans une situation impossible. D’abord, vous mentez au régulateur du commissariat, puis vous répétez le même mensonge aux civils qui se trouvent sur la plage, ensuite, et sans en avoir reçu l’ordre, vous essayez de tuer à coups de revolver une baleine endormie. Et pour couronner le tout, vous vous battez en public avec un chauffeur de camion envoyé ici par nos services. Mulford, expliquez- moi où vous voulez en venir ? Répondez-moi ! Je serais vraiment curieux de savoir ce qui peut bien se passer dans votre crâne !

William R. Mulford
Mon… Capitaine, je… je…

Capitaine Alexander
Vous vous êtes montré incompréhensif, vaniteux, agressif à l’égard du public ainsi que de vos camarades… À plusieurs reprises, il vous est même arrivé d’effectuer des arrestations arbitraires, qu’est-ce que vous en dites ?

Sergent Becker Mulford, ça ne vous ennuierait pas de me donner quelques précisions ?

William R. Mulford
Mais pas du tout, je vous en prie, Sergent…

Sergent Becker
Parlez-moi donc un peu de l’homme qui a été blessé.

William R. Mulford
C’est arrivé accidentellement, voyez-vous, Sergent, C’est incroyable. Figurez- vous que ce type s’est approché de la baleine au moment où elle s’est mise à faire des sauts de carpe. Je lui ai dit de reculer mais il ne m’a pas écouté… La baleine s’est dressée verticalement de toute sa hauteur. Et quand elle est retombée, elle a donné un grand coup de queue et… et elle a envoyé le civil valdinguer en l’air. Je vais mettre tout ça dans mon rapport exactement tel que c’est arrivé. Je ne savais même pas qu’une baleine pouvait imiter le chien qui fait le beau… on n’a jamais vu ça !

Sergent Becker
Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi vous n’êtes pas allé au secours du blessé. En tant qu’agent de police…

William R. Mulford
C’est exactement au moment où l’homme a été touché par la baleine, Sergent, que j’ai été pris à partie par le chauffeur de la compagnie Hercule. Foutez-le en tôle. Entraves à l’exercice de la justice, voies de fait et outrages à agent, etc.

Alexander
Mais le blessé ? Vous lui avez donné les premiers soins.

William R. Mulford
Ma foi, oui, Capitaine. J’ai fait ce que je pouvais…

Sergent Becker
Est-ce que vous vous êtes penché sur lui ? Vous vous êtes bien approché de lui pour vous rendre compte de la gravité de ses blessures ?

William R. Mulford
Mais parfaitement, Sergent.

Alexander
Très bien. Voyons maintenant, Mulford, est-ce que le sergent McLeod a bien affiché les dernières photos des criminels en fuite avant votre départ du commissariat ?

William R. Mulford
Oui, Capitaine.

Sergent Becker
Est-ce que le sergent McLeod a insisté comme d’habitude pour que tout le monde les regarde et se remémore bien la physionomie des gars en cavale ?

Alexander
Mulford, est-ce que le nom de Bonniano vous dit quelque chose ? Ça ne vous rappelle rien ? Réfléchissez : Bonniano, Joseph Bonniano ?

Sergent Becker
Mais oui, Mulford, c’était Joe Bonniano. Et pendant que vous faisiez le mariole sur la plage et que vous étiez en train de vous empêtrer dans un tissu de mensonge, Bonniano était tranquillement installé sous votre nez, avec un 45 automatique chargé dans la poche de son veston ! Celuilà même dont il s’est servi cette nuit pour tuer Herbert Betseka.

Alexander
Qu’est-ce que vous en dites ?

William R. Mulford
Je m’excuse, Capitaine, mais…

Alexander
Vos excuses ne suffisent pas. Vous êtes en état d’arrestation, Monsieur Mulford ! (s’adressant à Becker) Considérez Monsieur Mulford comme votre prisonnier.

Sergent Becker
Allons, en route, Mulford !

William R. Mulford
Je suis capable de marcher seul.

Sergent Becker
Bon. Alors, allons-y !

William R. Mulford
Je t’avertis, chef ! Tâche de ne pas me toucher avec tes sales mains de vérolé !

Sergent Becker
Capitaine, Monsieur Mulford est civil, maintenant, non ?

Alexander
Considérez-le comme tel, il est en état d’arrestation et sous votre responsabilité.

Sergent Becker
Alors, chaiffe ! On y va ?

William R. Mulford
Je t’ai dis de ne pas me toucher avec tes sales pattes.

Sergent Becker (s’avance vers Mulford et lui balance une châtaigne maison au creux de l’estomac, et le pousse vers les
coulisses)

Dites donc, Capitaine, on ne croirait jamais qu’un gars comme Mulford soit assez bête pour faire de la rebellion et essayer de résister quand on l’arrête ! (ils sortent).

Alexander
Oui, c’est vrai, c’est pas croyable ! (Il ramasse les affaires de Joe Bonniano et il sort).

Martine/GIlky
il est impossible de tuer une baleine en lui tirant dans les yeux. Pour atteindre un point vraiment vital, il faut viser la colonne vertébrale, à un mètre, un mètre cinquante environ derrière les évents. Le cerveau se trouve situé très en arrière, tout à fait à la base du crâne. En outre il est protégé par une plaque osseuse très épaisse. (Elle se tourne et marche
en équilibre comme sur un fil).
Le professeur Gilky se promenait, debout en équilibre sur l’échine de la baleine, prêt à sauter à terre si la bête se mettait à bouger. (Elle se retourne face au public) Mais elle resta immobile. Gilky s’approcha des évents, débloqua le cran de sûreté et expédia cinq balles groupées dans les vertèbres du cétacé. Il replaca le cran d’arrêt et sauta sur le sable.

AlFredo/Fredric (entre par la gauche et se dirige vers la baleine)
La baleine frémit et les ailerons de la queue esquissèrent un bref battement comme si elle prenait son élan pour un ultime effort. Mais le mouvement resta suspendu à une course ; tout le corps de l’animal parut frémir. La queue retomba sur le sol, de l’air jaillit encore en sifflant des évents : la baleine était morte.

Martine/GIlky
Elle y serait retournée d’elle même. Si l’agent s’était contenté de tirer - en l’air, il l’aurait réveillée et elle serait retournée à la mer par ses propres moyens. (Il sort)

 

SCÈNE XII
(Entrée de Becky et Fredrick Langfield. Becky rassemble leurs affaires, Fredric fait les 100 pas sur le praticable cherchant l’inspiration.)

Becky Langfield
Maintenant en le regardant, je vibre d’une douce tendresse à son égard ; c’est la première fois depuis mon arrivée en Californie. Je n’ai plus l’impression d’être complice ni infirmière. Je suis purement et simplement moi. Je peux désormais considérer mon mari avec un sentiment qui ressemble à de l’amour. Fredric est un malade, un incurable peut-être, mais
je ne vaux guère mieux. Je ne lui envie plus désormais les paradis artificiels où il s’esquive à son gré… Après tout, c’est bien ce que j’essaie de faire, moi aussi, à ma façon !

Fredrick Langfield
Je m’appelle Ismaël ! Quand je sens des plis amers autour de ma bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir…

Becky Langfield
Fredrick !

Fredrick Langfield
Tu m’appelles rarement par mon prénom. Ce n’était pas mal, hein, ce que je disais ? Pas trop appuyé, pas forcé du tout… Ce serait impossible, d’ailleurs, car tout ceci… tout ceci est authentique. Pour une fois, le jeu correspond à la réalité. Que pourrait-on imaginer de plus surréaliste que cette sinistre journée ? Becky, ce n’est pas ton vrai nom, n’est-ce pas ? J’ai oublié comment tu t’appelles…

Becky Langfield
Béatrice !

Fredric Langfield
Mais oui, évidemment, c’est Béatrice ! Excuse-moi, mon chou. Je me rappelle tous mes rôles, sauf le vrai. Tu es une charmante jeune femme, tu sais. Vraiment, c’est bizarre, tu n’as plus l’air de me faire de reproches, maintenant… Te serais-tu prise à mon jeu ?

Becky Langfield
Dis plutôt que je le vis ! Peu importe le nom que tu donnes à tes rêves… Tiens, nous ferions mieux de partir, Fredric ; il ne faut pas faire attendre ton producteur.

Fredric Langfield
C’est vrai. J’avais presque oublié ce rendez-vous ! Tu crois que je… Enfin, je me demande si ça en vaut vraiment la peine. Après tout, je…

Becky Langfield (en lui fermant la bouche du bout des doigts)
Ton producteur a autant de réalité que la baleine, Fredric ! (Ils sortent)
(Nicolas entre à gauche de la scène lisant et se dirige vers la
droite de la scène)

Nicolas
Hobart resta longtemps sur la plage déserte. Il suivit des yeux les feux arrière du tracteur le plus longtemps qu’il put. Puis, tout en fumant sa dernière cigarette, il releva le col de sa veste de toile blanche et se dirigea vers le motel en suivant le bord de l’eau. « Bon ! Il la veut, qu’il la prenne ! Ce n’est qu’une minable grognasse de toute façon ".

 

Epilogue (Dans le noir)

AlFredo
Une mouette vint tournoyer au-dessus de la baleine, silencieusement,(x3)
comme un fantôme ailé, (x3) elle battit des ailes et se posa sur la tête du cétacé. (x3)
La marée montante balaya la plage et la couvrit d’une dentelle d’écume toute pétillante. (x3)
La mouette fit claquer son bec orangé d’un air triomphal

Valérie
et se mit à picorer la chair déchiquetée (x3) qui entourait l’oeil de la baleine.